XVII.
Après avoir parlé de la philosophie avec toute la brièveté qu'il m'a été possible, je me tourne maintenant du côté des philosophes, à dessein, non de les vaincre, parce qu'ils sont déjà vaincus et hors de combat, mais de les poursuivre après leur défaite. La secte d'Epicure a toujours été plus célèbre que les autres; ce n'est pas qu'elle approche de plus près de la vérité, mais c'est qu'elle attire plus de monde par le nom de la volupté. Comme elle sait qu'il n'y a personne qui ne se porte naturellement au mal, il n'y a aussi personne dont elle n'étudie et ne flatte la mauvaise inclination. Elle exempte les paresseux de l'étude, les avares des libéralités qui se font au peuple, les timides des fonctions publiques, les lâches de l'exercice des armes : elle assure aux impies que les dieux ne se mettent en peine de rien ; elle permet à ceux qui sont attachés à leur intérêt de ne donner jamais rien à personne, et leur enseigne que le sage ne fait rien que pour soi-même ; elle loue la solitude en présence de ceux qui fuient la compagnie. Si elle trouve un auditeur qui soit d'humeur à épargner, elle lui enseigne à ne vivre que de pain et d'eau. Elle raconte les avantages du célibat à ceux qui ont aversion de leurs femmes; elle représente les avantages de l'orbite à ceux qui ont de méchants enfants, et elle dit à ceux qui ont de méchants pères que le lien de la parenté n'est pas un lien dont il faille faire grand état; elle prêche aux impatients et aux délicats, que la douleur est le souverain de tous les maux ; aux fermes et aux généreux, que le sage peut être heureux au milieu des tourments; elle conseille à ceux qui ont de l'ambition et qui aspirent aux dignités de faire leur cour aux princes, et permet à ceux qui sont trop fins pour en souffrir les rebuts, de s'éloigner de la cour. Voilà comment cet homme rusé s'est tourné de tous côtés pour contenter tout le monde, et s'est aussi peu accordé avec lui-même que ceux au goût desquels il tâchait de s'accommoder s'accordaient entre eux. Examinons un peu de plus près l'origine de sa secte et de ses opinions. Il avait remarqué que les gens de bien sont pour l'ordinaire les plus malheureux en ce monde; qu'ils y souffrent la honte et l'incommodité de la pauvreté, l'exil, la perte des personnes qui leur étaient les plus chères ; que les médians au contraire y croissent de jour en jour en crédit et en pouvoir; que l'innocence n'y trouve point de sûreté, au lieu que les crimes y règnent avec insolence; que la mort enlève toute sorte de personnes sans distinction de condition, d'âge ni de mœurs ; qu'elle prend les uns dans le berceau, et qu'elle laisse parvenir les autres jusqu'à une extrême vieillesse; qu'elle arrête les uns dans la fleur et les autres dans la force de leur âge ; que les plus considérables par leur vertu sont le plus souvent vaincus et tués dans les combats. Mais rien ne le touchait si fort que de voir que les personnes de la plus grande piété étaient toujours plus mal traitées que les autres, et que ceux qui négligeaient le culte des dieux ne souffraient aucun dommage, ou n'en souffraient que de fort légers; que les temples mêmes ne sont pas respectés par la foudre : c'est le sujet de la plainte que Lucrèce fait par ces paroles1 :
« Que Jupiter lance le tonnerre sur les temples, et qu'il les réduise en cendres ; c'est où il doit jeter ses traits, qui épargnent souvent les coupables et percent les innocents. »
Pour peu qu'il eût entrevu la vérité, il n'aurait jamais dit que Dieu renverse son palais; car il ne le renverse que parce que ce n'est pas le sien. Le Capitole, qui est le principal siège de la religion romaine, a été plusieurs fois brûlé par le feu du ciel. Cicéron a marqué le jugement que les hommes d'esprit portaient sur ces accidents, quand il a dit : que le feu du ciel n'avait réduit en cendres ces temples que pour faire voir que les dieux en demandaient de plus magnifiques et de plus superbes. Dans les livres de son consulat, il a parlé de ce sujet à peu près dans le même sens que Lucrèce, quand il a dit: que Jupiter avait jeté du haut du ciel le feu sur le Capitole. Ceux qui ont entrepris de relever ce temple qui avait été tant de fois abattu par l'ordre du ciel, ont été non seulement assez aveugles pour ne pas reconnaître la grandeur de Dieu, mais encore assez impies pour s'opposer opiniâtrement à ses volontés. Les réflexions que faisait Epicure sur l'injustice qui lui paraissait dans cette conduite (car l'aveuglement où il était l'empêchait d'en juger autrement), lui persuadèrent qu'il n'y avait point de providence. Quand il en fut persuadé, il commença à le publier et à s'engager en des erreurs qu'il est très difficile de démêler; car s'il n'y a point de providence, comment le monde a-t-il été fait dans un si bel ordre et dans une si juste harmonie? « Il n'y a point d'ordre, répond-il, dans le monde: les pièces qui le composent sont hors de leur place, et il y a beaucoup de choses à réduire. » Si j'avais le loisir de réfuter cette réponse, je ferais voir que, bien loin d'être la réponse d'un homme sage, elle ne saurait être que d'un homme qui avait perdu l'usage de la raison. De plus s'il n'y a point de providence, d'où vient la structure si merveilleuse des animaux et les usages si différents de leurs parties? » La providence, réplique Épicure, n'a pris aucun soin de former ces corps, et les membres ne sont estimés à aucun usage; les yeux n'ont point été faits pour voir, ni les oreilles pour ouïr, ni la langue pour parler, ni les pieds pour marcher: tous ces organes étaient faits avant qu'ils fussent propres à aucun de ces usages. » S'il n'y a point de providence, d'où vient que les pluies arrosent la terre, et qu'elles loi font produire une si merveilleuse abondance de toute sorte de fruits? « Ces fruits-là naissent d'eux-mêmes, répond Epicure, ils ne sont point faits en faveur des animaux, et la Providence ne prend aucune part à leur production. » Comment donc est-ce que naissent toutes les choses qui paraissent dans le monde? » Elles ne naissent point, dit Epicure, par l'ordre de la Providence; elles sont produites par le concours fortuit des atomes qui volent dans l'air. » D'où vient que nous ne voyons et nous ne sentons rien de ces atomes ? » C'est qu'ils sont imperceptibles, qu'ils n'ont ni couleur, ni chaleur, ni odeur, ni saveur, et que leur petitesse est si extrême qu'ils ne sont susceptibles d'aucune division. » Voilà les extravagances et les rêveries où le réduit la nécessité de parler conséquemment à un faux principe ; car enfin d'où viennent ces atomes et où sont-ils? Comment personne n'y a-t-il jamais pensé que Leucippe ? de qui les avait reçus Démocrite, qui les a laissés à Epicure comme une succession d'erreur et d'égarement ? Si ce sont des corps solides, comme on nous en assure, ils doivent tomber sous les sens et être visibles? S'ils sont tous de même nature, comment produisent-ils des choses si différentes? C'est, dit-on, qu'ils se mêlent de différentes manières, et forment par ce mélange tous les corps de la nature, de la même sorte que les lettres, qui ne sont pas en grand nombre, fout par leur assemblage un nombre innombrable de mots. Les lettres ont différentes figures; les atomes ont aussi des figures fort différentes, disent les épicuriens; il y en a qui sont rudes, et d'autres qui sont polis; j il y en a qui sont en forme de petits crochets. Ils peuvent donc être coupés et divisés: s'ils sont polis, ils coulent et ne sauraient se joindre les uns aux autres; il faut qu'ils soient faits en forme de crochets, qu'ils s'attachent ensemble comme les chaînons d'une chaîne. Mais s'ils sont si petits qu'ils ne puissent être coupés ni divisés, ils n'ont ni crochets ni angles. S'ils en ont, ils peuvent être coupés et divisés. Je demande encore par quel mouvement ils s'unissent pour former un corps naturel? S'ils n'ont point de sentiment, ils ne peuvent se joindre avec la justesse qui est nécessaire pour composer ces sortes d'ouvrages. Il n'y a que la raison qui puisse rien faire d'aussi raisonnable que cela, et je pourrais apporter un grand nombre d'autres arguments pour réfuter cette extravagance, si je n'avais bâte d'achever cette matière. Voilà cependant quel était cet Epicure qui, au jugement de Lucrèce,
N'a pas moins surpassé les autres hommes en esprit, que le soleil surpasse les moindres astres en lumières.
J'avoue que je ne saurais m'empêcher de rire quand je lis ces paroles de ce poète, car il ne les a pas dites de Socrate ni de Platon, qui sont respectés comme les princes des philosophes, mais d'un homme qui a eu en pleine santé des rêveries plus extravagantes que n'en ait jamais eu aucun malade. Ce poète ridicule a écrasé un rat en le voulant parer comme un lion. Le même Epicure tâche de nous délivrer de la crainte de la mort par ce raisonnement. Tandis que nous sommes, la mort n'est point, elle n'est que quand nous ne sommes plus ; elle ne nous regarde donc en aucune manière : il y a un moment auquel nous ne sommes plus et auquel la mort n'est pas encore, le moment auquel nous cessons et auquel la mort commence, et c'est ce moment-là qui nous rend misérables! Ce n'est pas sans sujet que l'on a dit que la mort n'est pas un mal, mais que le passage qui mène à la mort en est un. On craint de languir de maladie, d'être consumé par la fièvre, d'être percé par le fer, d'être déchiré par les dents des bêtes, d'être réduit en cendres, non parce que ces choses causent la mort, mais parce qu'elles causent une grande douleur. Il ne suivrait pas de là que ce serait un mal de mourir, il s'ensuivrait que ce serait un mal de sentir de la douleur : « C'est aussi le plus grand de tous les maux, dit Epicure. » Comment donc ne craindrais-je pas la mort, puisque la douleur qui la précède et qui la cause est un mal ? Mais il n'y a rien que de faux dans le raisonnement de ce philosophe, parce que les âmes sont immortelles. » Au contraire, elles sont mortelles, répond Epicure, et tout ce qui commence avec le corps, finit aussi avec lui. » J'ai déjà promis de traiter amplement ce sujet dans le dernier livre de cet ouvrage où je réfuterai, par autorité et par raison, l'erreur de Démocrite et de Dicéarque.
Peut-être que ces philosophes se promettaient par cette opinion l'impunité dans leurs crimes ; car ils permettaient les plus infâmes voluptés, et soutenaient que l'homme n'était né que pour en jouir. Peut-on s'abstenir des crimes, quand on est une fois persuadé de ce sentiment? « Si l'âme doit périr, dit-on, recherchons les richesses pour goûter ensuite les plaisirs les plus doux et les plus agréables. Si nous ne pouvons acquérir du bien par des moyens légitimes, volons-en par adresse ou par violence. S'il n'y a point de Dieu qui veille sur nos actions, nous pouvons piller et tuer avec une plus grande licence, et nous assurer de l'impunité. Le sage ne doit point faire de difficulté de se porter au crime, quand il y trouve du profit et de la sûreté. Quand il y aurait un Dieu dans le ciel, il n'entrerait jamais en colère contre personne. Il ne se mettrait en peine ni de punir le vice ni de récompenser la vertu. Ainsi ce serait une aussi grande folie de faire le bien que de s'abstenir du mal. Goûtons les plaisirs, puisque dans peu de temps nous ne serons plus. Ne laissons échapper aucun jour ni aucun moment sans nous divertir, de peur de perdre le temps de la vie, comme nous perdrons bientôt la vie elle-même. » Bien qu'Epicure ne dise pas ceci en propres termes, il le dit dans le fond, quand il assure que le sage n'agit que pour soi et qu'il rapporte tout a son intérêt. Quiconque sera infecté de ces abominables sentiments, ne fera jamais aucun bien, parce que le bien que l'on fait tourne au profit des autres, et ne s'abstiendra d'aucun mal, parce que le mal est suivi de quelque avantage. Un corsaire ou un chef de voleurs qui voudrait les exhorter à piller, leur pourrait-il dire autre chose que ce que dit Epicure : que les dieux ne se soucient de rien; qu'ils sont insensibles à la colère ; qu'ils ne font grâce à personne; que l'âme meurt avec le corps; qu'il n'y a point de peines après cette vie ; que la volupté est le souverain bien; que chacun doit veiller à ses intérêts sans procurer le bien public; que l'on ne doit aimer les autres que par rapport à soi-même; qu'un homme de cœur ne doit craindre ni la douleur ni la mort, et que si on le brûlait tout vif et qu'on lui fit souffrir les plus cruels tourments, il devrait dire qu'il ne s'en soucie point ? Il y a, sans doute, grand sujet de croire que ces sentiments, qui conviennent parfaitement à des voleurs et à des brigands, sont des sentiments d'un homme sage !
De la nature des choses, livre II. ↩
