XXVIII.
L'unique devoir auquel toute notre vie se doit rapporter, est de connaître le Dieu qui nous a mis au monde et de le servir. Les philosophes ne sont jamais parvenus à la sagesse, parce qu'ils se sont éloignés de cette fin pour laquelle ils avaient été créés. Il est vrai qu'ils ont cherché la sagesse ; mais loin de la trouver, ils sont tombés en des erreurs très grossières. Ils ont aboli toute sorte de religion, lorsque, trompés par une fausse image de vertu, ils ont tâché de délivrer les esprits de crainte. Ils ont couvert ce renversement de religion du spécieux nom de Nature. Car comme ils ne savaient pas que Dieu a fait le monde ni aucun autre ouvrage, ils en ont attribué la production à la Nature, ce qui est la même chose que s'ils avaient dit que toutes choses sont nées d'elles-mêmes ; en quoi il est certain qu'ils ont fait voir une extrême imprudence; car la Nature n'est rien d'elle-même, si on la sépare de la providence et de la puissance divine. Que si par le nom de Nature ils n'entendent que Dieu, quel étrange renversement de langage? que si par le mot de Nature ils entendent ou la manière et la nécessité de la naissance, ou les conditions auxquelles nous venons au monde, ils n'entendent rien de sensible ni de palpable, et il n'y a en effet que la providence de Dieu qui préside à la naissance de toutes choses. Que s'ils donnent le nom de Nature au ciel et à la terre, la Nature sera l'ouvrage de Dieu, et non pas Dieu même. Ils sont tombés dans une erreur semblable touchant la Fortune ; car ne sachant d'où leur venaient ni les biens ni les maux, ils ont inventé une déesse qui se joue du sort des hommes. Ils se vantent d'être tous les jours aux mains avec elle, bien qu'ils ne sachent qui les a engagés dans ce combat, ni quel est le sujet de leur différend. Tous ceux qui ont entrepris de consoler ceux qui étaient affligés de la perte de leurs proches ont fait de sanglantes invectives contre la Fortune, et jamais ils n'ont relevé le mérite de la vertu, qu'ils ne la lui aient opposé comme la plus irréconciliable ennemie. Cicéron publie qu'il a toujours combattu la Fortune, qu'il l'a vaincue lorsqu'il a ruiné les entreprises des ennemis, et qu'il n'a pas été vaincu lorsqu'il a été chassé de sa maison et de son pays. Mais il avoue lâchement qu'il en a été vaincu, lorsqu'il a perdu sa chère fille. « Je me rends, dit-il, et je pose les armes. » Y a-t-il rien de si misérable qu'un homme qui se soumet de la sorte : il avoue que c'est une folie, mais il soutient en même temps que tout le monde n'est pas sage. Pourquoi donc en prend-on le nom? Pourquoi cherche-t-on des termes si magnifiques pour exprimer le mépris des grandeurs du monde? Pourquoi affecte-t-on un habit différent de celui des autres? Enfin pourquoi donne-t-on ces préceptes de sagesse, si jamais personne n'a été sage? On ne doit pas tâcher de nous rendre odieux, sous prétexte que nous nions que les philosophes soient parvenus à la sagesse puisqu'ils reconnaissent eux-mêmes qu'ils ne savent rien. Quand ils se trouvent embarrassés, et qu'ils ne peuvent rendre raison des matières qu'ils traitent, ils s'écrient comme des furieux, qu'ils sont des ignorants et des aveugles. Anaxagore déclare que toute la nature est couverte de ténèbres. Empédocle se plaint que la voie du sens est étroite, comme si pour penser il avait besoin d'un chemin fort large, d'un char superbe, et d'un équipage magnifique. Démocrite dit que la vérité est cachée au fond d'un puits ; mais il le dit avec la même impertinence avec laquelle il dit tout le reste. Elle n'est pas au fond d'un puits où il avait pu descendre ou se jeter; mais elle est sur le sommet d'une montagne, ou plutôt elle est dans le ciel. Pourquoi ne disait-il pas qu'elle était en haut au lieu de dire qu'elle était en bas, si ce n'est qu'il avait l'esprit aux pieds au lieu de l'avoir au cœur ou à la tête ? Les philosophes ont été si éloignés de trouver la vérité, qu'ils n'ont pu reconnaître par la structure et par la disposition de leur corps le lieu où il fallait l'aller chercher. Le désespoir et la tyrannie ont arraché cette confession de la bouche de Socrate : qu'il ne savait qu'une chose, qui est qu'il ne savait rien. C'est de là qu'est venue la secte et la discipline des académiciens, si toutefois on peut donner le nom de discipline à une secte où l'on fait profession de ne rien enseigner et de ne rien apprendre. Ceux mêmes qui ont prétendu savoir quelque chose n'ont pu soutenir ce qu'ils croyaient savoir. L'ignorance où ils ont été de tout ce qui regarde Dieu, les a engagés dans une si merveilleuse diversité d'opinions, et dans une si étrange incertitude, qu'il est difficile de discerner ce qu'ils admettent et ce qu'ils approuvent. Qu'est-il donc besoin d'attaquer ces hommes qui se détruisent d'eux-mêmes. « Aristote, dit Cicéron,1 a accusé les anciens philosophes de folie et de présomption, pour avoir cru que par leur esprit ils avaient porté la philosophie à sa perfection; » et il a ajouté: « qu'il reconnaissait pourtant qu'elle avait fait depuis de grands progrès en peu de temps, et qu'il prévoyait qu'elle serait bientôt à un point où il n'y aurait rien à désirer. » Quand ce temps-la est-il arrivé, et comment est-ce que la philosophie a été portée à sa perfection? Aristote a eu raison de se moquer de l'extravagance avec laquelle les anciens s'étaient imaginé avoir découvert par leur esprit le plus haut point de la sagesse ; mais il n'a pas eu beaucoup de prudence quand il a cru, ou que les anciens avaient commencé une si importante entreprise, ou que leurs successeurs l'avaient heureusement continuée, ou qu'enfin ceux qui viendraient auraient la gloire de l'achever. Or il est certain que jamais on ne trouve ce que l'on ne cherche pas comme il faut.
Tusculanes, III. ↩
