VIII.
Que nous reste-t-il à faire, si ce n'est de renoncer à des disputes pleines d'opiniâtreté et de fureur, et de nous soumettre à l'équité d'un juge qui décidera nos questions, qui nous donnera de salutaires préceptes, et nous inspirera une sagesse pure et tranquille. Ce sera de lui que nous apprendrons quel est le véritable bien de l'homme. Mais avant de faire voir en quoi il consiste, il est à propos de réfuter les opinions que les philosophes ont eues sur ce sujet, et de montrer qu'aucun d'entre eux n'a approché de la sagesse. Puisqu'il s'agit ici du principal devoir de l'homme, il faut nécessairement que son souverain bien consiste en une chose qui ne lui puisse être commune avec les autres animaux. L'homme doit avoir quelque chose qui lui soit propre et qu'il ne puisse perdre sans perdre sa propre nature, comme les loups ont les dents, les taureaux les cornes, et les oiseaux les ailes. La faculté de vivre ou de produire son semblable est un bien naturel, mais il n'y a de bien souverain que celui qui est commun à tous. Celui-là n'était donc pas un véritable sage qui a vu que le souverain bien consistait dans le plaisir de l'esprit, parce que, soit que ce plaisir soit une joie ou un repos et une sécurité, c'est un bien qui est commun. Quant à Aristippe, je n'estime pas qu'il mérite qu'on lui réponde. La brutalité avec laquelle il s'est plongé en toute sorte de sales voluptés et la bassesse avec laquelle il s'est rendu esclave des plaisirs des sens ne font que trop voir que ce n'était pas un homme et qu'il n'y avait aucune différence entre lui et les bêtes, si ce n'est qu'il avait l'usage de la parole. Si les ânes, les chiens et les porcs pouvaient parler et qu'on leur demandât pourquoi ils suivent leurs femelles avec une ardeur si furieuse qu'ils ne peuvent s'en séparer, qu'ils négligent pour cela les aliments, qu'ils se battent contre les autres mâles, qu'ils ne se rendent pas lors même qu'ils sont abattus, qu'ils méprisent la pluie, le froid, le travail et le danger, que répondraient-ils, si ce n'est que le plaisir du corps est le souverain bien, et que pour en jouir ils n'appréhendent aucun mal et ne refusent ni de recevoir des blessures, ni de souffrir la mort. Recevons-nous des préceptes pour la conduite de notre vie de ceux qui n'ont point d'autres sentiments que ceux des créatures privées de raison ? Les deux Cyrénéens disent que la vertu mérite d'être louée, quand ce ne serait que pour le plaisir qu'elle donne. « Nous combattons, disent-ils, non comme des chiens ou des porcs pour le plaisir du corps, mais pour le plaisir de l'esprit qui ne vient que de la vertu, et si nous sommes vaincus nous serons privés de ce plaisir. » Recevons-nous des règles de sagesse de ceux qui ne sont différents des bêtes qu'en la manière de parler plutôt qu'en celle de penser et de concevoir. Il appartient aux cyniques plutôt qu'aux péripatéticiens de faire consister le souverain bien dans l'exemption de la douleur. Chacun sait que cette question a été fort agitée par les malades et ceux qui sentent du mal. Qu'y a-t-il de si ridicule que de prendre pour le souverain bien, un bien qu'un médecin nous peut procurer ? Pour jouir de ce souverain bien il faut avoir souffert du mal, et afin que cette jouissance soit plus agréable, il faut avoir senti les douleurs les plus aiguës et les plus fâcheuses. Celui qui n'en a jamais senti est très misérable parce qu'il est privé du bien, qui consiste à ne plus sentir de douleur, au lieu qu'il semblait heureux de n'avoir jamais eu de mal. Celui qui a cru que le souverain bien consiste à n'avoir jamais eu de douleur n'est pas fort éloigné de l'extravagance de l'opinion dont je viens de parler. Car outre qu'il n'y a point d'animal qui n'évite autant qu'il peut la douleur, qui peut se promettre la possession d'un bien qu'il n'est permis tout au plus que de souhaiter? Or, il est certain que pour être heureux, il faut avoir le souverain bien en sa puissance, ce que ne peuvent procurer ni la vertu ni la science, ni le travail, mais seulement la nature. Ceux qui ont joint l'honnêteté au plaisir pour trouver le souverain bien de l'homme, ont voulu éviter les inconvénients des autres opinions, mais ils ont établi un bien contraire à lui-même. Car qui conque recherche le plaisir n'a pas d'honnêteté, et quiconque a de l'honnêteté est privé du plaisir. Les péripatéticiens font consister le souverain bien dans un trop grand nombre de sujets et qui semblent communs aux hommes et aux bêtes, à la réserve des seuls avantages de l'esprit, touchant lesquels il y a de grandes contestations. Les avantages du corps, comme l'intégrité des parties, l'indolence, la santé ne sont pas moins nécessaires aux bêtes qu'à l'homme. Car quand l'homme en est privé, il trouve dans les remèdes et dans la société des soulagements que les bêtes ne trouvent point. D'ailleurs quels sont les biens que l'on appelle les biens de la fortune ? ce sont des biens qui ne viennent que du vol et du brigandage, comme les commodités de la vie ne procèdent que des richesses. Ainsi, en introduisant un bien qui ne dépend point de l'homme, ils ont fait dépendre l'homme des choses extérieures. Écoulons maintenant ce qu'a dit Zénon, car il semble qu'il ait quelquefois quelque idée de la vertu. « Le souverain bien, dit-il, consiste à vivre conformément à la nature. » Il faut donc vivre de la même manière que les bêtes. Mais elles vivent d'une manière dont nous devons être fort éloignés. Elles cherchent le plaisir, elles craignent, elles espèrent, elles usent de ruses, tendent des pièges, tâchent de tromper, de surprendre et de tuer, et ce qui est plus important, elles ne connaissent pas Dieu. Qui est-ce donc qui m'enseigne à vivre conformément à une nature qui ne porte qu'au péché et qui n'a de charmes que pour engager dans le crime ? Que si Zénon répond que la nature des hommes est différente de celle des bêtes, en ce que l'homme est capable de la vertu, j'avoue que la réponse sera digne de notre considération. Mais la définition qu'il porte du souverain bien n'en sera pas meilleure, parce qu'il n'y a point d'animal qui ne vive conformément à la nature. Ceux qui mettent le souverain bien dans la science semblent accorder quelque chose de particulier à l'homme. Cependant les hommes ne recherchent pas la science pour elle-même. Car qui est-ce qui se contenir de l'acquérir, sans en attendre quelque fruit ? On apprend les arts pour les exercer. On les exerce pour le plaisir, pour le profit ou pour la gloire. La science n'est donc pas le souverain bien puisqu'on ne la recherche pas sur elle-même, mais pour autre chose. Quelle différence y a-t-il entre mettre le souverain bien dans la science ou le mettre dans le plaisir, dans le profit ou dans la gloire que la science peut apporter, c'est-à-dire dans des biens qui, n'étant pas propres à l'homme, ne peuvent jamais être souverains ? Le plaisir et le soin d'amasser des vivres se rencontrent dans les bêtes. Le désir de la gloire ne s'y rencontre-t-il pas? ne se remarque-t-il pas dans les chevaux, et ne voit-on pas qu'ils triomphent de joie quand ils ont remporté la victoire, et qu'ils sont abattus de tristesse quand ils ont été vaincus? Ils semblent qu'ils soient sensibles à la gloire et qu'ils aiment les louanges. Aussi un poète a-t-il dit avec raison combien chacun sent avec douleur sa défaite, avec joie son triomphe. Si les biens qui procèdent de la science sont communs à l'homme et aux animaux, la science n'est pas le souverain bien. De plus, on peut remarquer un autre défaut fort grave dans cette opinion, qui est que la science y est nommée d'une manière trop vague et trop indéfinie ; car si le bonheur consistait dans la science, tous ceux qui sauraient un métier seraient heureux. Ceux mêmes qui en sauraient un mauvais, et ceux qui sauraient détremper des poisons ne seraient pas moins heureux que ceux qui sauraient préparer des remèdes. Je demande donc de quelle science on entend parler. Si c'est de la science naturelle, j'en serai donc plus heureux quand je connaîtrai la source du Nil, ou que j'aurai appris tout ce que les physiciens disent de ridicule et d'extravagant touchant le ciel et les astres. De plus, on n'a presque aucune science de ces matières; on n'a que des conjectures qui sont aussi différentes que les esprits. Il reste donc que ce soit de la science du bien et du mal en laquelle consiste le souverain bien. Que ne disait-on plutôt qu'il consiste en la sagesse? On aurait sans doute mieux dit, et cependant personne ne s'est avisé de le dire. Si la science n'est accompagnée de la vertu, elle sert de peu, soit pour faire le bien ou pour éviter le mal. Plusieurs philosophes ont fait d'excellents discours touchant le bien et le mal, et ont tenu une conduite fort contraire à leurs sentiments, parce qu'ils n'ont pas eu assez de vertu pour réprimer les mouvements déréglés de leurs passions. L'union de la vertu à la science est ce qui fait la sagesse. Il ne nous reste plus qu'à réfuter l'opinion de ceux qui ont cru que la vertu est le souverain bien. Cicéron a été dans ce sentiment, bien que plusieurs se soient trompés en le voulant soutenir. La vertu est plutôt un moyen pour arriver au souverain bien, qu'elle n'est le souverain bien. Ce que je dis est aisé à entendre ; car je demande s'il est nécessaire de prendre beaucoup de peine pour arriver à la possession d'un bien si excellent, ou si l'on y arrive sans peine. Que ces philosophes fassent paraître ici la subtilité de leur esprit et qu'ils soutiennent leurs erreurs. Si l'on parvient aisément à la possession de ce bien, ce n'est pas le bien souverain. Ce serait fort inutilement que nous nous tourmenterions jour et nuit pour le posséder, s'il était à la portée de tout le monde, et s'il était permis d'en jouir sans aucun travail. On n'a aucun bien sans peine, pas même le plus médiocre et le plus commun. Le bien est comme au sommet d'une montagne, et le mal dans la pente. Il faut donc nécessairement faire des efforts pour parvenir à la jouissance du souverain bien. S'il faut faire des efforts, il faut de la vertu pour les faire, et cette vertu-là par laquelle on arrivera au souverain bien, sera autre chose que le souverain bien même; ce qui semble renfermer une contradiction, en ce que l'on arriverait à la vertu par la vertu même. Si l'on ne saurait arriver à la possession du souverain bien sans peine ni sans travail, c'est par la vertu que l'on y arrive, parce que son devoir est de prendre la peine et de supporter le travail. La vertu n'est donc pas le souverain bien, puisqu'elle sert à y arriver. Ces philosophes ayant ignoré quel est le propre devoir et la véritable fin de la vertu, et ne trouvant rien de plus honnête qu'elles s'y sont arrêtés, ont assuré qu'il la fallait rechercher sans intérêt, et l'ont prise pour le souverain bien, quoique elle-même tendit au souverain bien. Aristobée ne s'est pas fort éloigné de ce sentiment, quand il a soutenu que le souverain bien [consistait dans la vertu jointe à l'honnêteté. La vertu peut-elle être séparée de l'honnêteté, et si elle avait quelque chose de déshonnête ne cesserait-elle pas d'être vertu ? Ce philosophe a considéré que les hommes jugent quelquefois peu favorablement de la vertu, et il s'est accommodé à l'opinion du peuple, bien que cela ne puisse se faire sans blesser la raison et la justice, parce que l'honneur de la vertu ne dépend pas de notre suffrage. Cet honneur est-il rien autre chose que la louange que donne la multitude ? Si cette multitude conçoit par légèreté ou par méprise une fausse opinion sur quelqu'un, la vertu deviendra-t-elle tout d'un coup ou criminelle ou infâme? Elle peut être persécutée par la haine et par la jalousie des médians. Mais pour être un bien solide et durable, il faut qu'elle soit absolument indépendante, et qu'elle n'ait rien ni à espérer ni à craindre.
