XXIV.
Ceux qui tiennent qu'il y a des antipodes, tiennent-ils un sentiment raisonnable? Y a-t-il quelqu'un assez extravagant pour se persuader qu'il y ait des hommes qui aient les pieds en haut et la tête en bas; que tout ce qui est couché en ce pays-ci, soit suspendu en celui-là ; que les herbes et les arbres y croissent en descendant, et que la pluie et la grêle y tombent en montant? Faut-il s'étonner que l'on ait mis les jardins suspendus de Babylone au nombre des merveilles de la nature, puisque les philosophes suspendent aussi des mers, des villes et des montagnes? Cherchons la source de cette erreur, et nous trouverons sans doute qu'elle procède de la même cause que les autres. Quand les philosophes, trompés par l'ombre de la vraisemblance, ont une fois admis un faux principe, il faut qu'ils admettent aussi les conséquences qui s'en tirent. Ils tombent de fausseté en fausseté; ils embrassent indiscrètement la première, et au lieu d'examiner la seconde qui se présente, ils la soutiennent par toute sorte de moyens, au lieu de juger de la première par la seconde. Comment donc se sont-ils engagés à soutenir qu'il y a des antipodes? En observant le mouvement et le cours des astres, ils ont remarqué que le soleil et la lune se couchent toujours du même côté et se lèvent toujours de même. Mais ne pouvant découvrir l'ordre de leur marche, ni deviner comment ils passaient de l’Occident à l'Orient, ils se sont imaginé que le ciel était rond, tel que sa vaste étendue le fait paraître; que le monde même était rond comme une boule, que le ciel tournai t continuellement, et qu'en tournant il ramenait le soleil et les astres de l'Occident à l'Orient. C'est ce qui les a portés à faire des globes d'airain, sur lesquels ils ont gravé des figures monstrueuses auxquelles ils ont donné le nom d'astres. Le ciel étant rond, il fallait que la terre, qui est renfermée dans son étendue, fût aussi ronde. Que si elle est ronde, elle regarde le ciel de tous côtés de la même manière, et lui oppose de tous côtés des mers, des plaines et des montagnes. Il suit encore de là qu'il n'y a aucune partie qui ne soit habitée. Voilà comment la rondeur que l'on a attribuée au ciel a donné occasion d'inventer les antipodes. Quand l'on demande à ceux qui défendent ces opinions monstrueuses, comment il se peut faire, que ce qui est sur la terre ne tombe pas vers le ciel, ils répondent : que c'est parce que les corps pesants tendent toujours vers le milieu comme les rayons d'une roue, et que les corps légers, comme les nuées, la fumée, le feu, s'élèvent en l'air. J'avoue que je ne sais ce que je dois dire de ces personnes qui demeurent opiniâtres dans leurs erreurs, et qui soutiennent leurs extravagances, si ce n'est que quand ils disputent, ils n'ont point d'autre dessein que de se divertir ou de faire paraître leur esprit. Il me serait aisé de prouver, par des arguments invincibles, qu'il est impossible que le ciel soit au-dessous de la terre. Mais je suis obligé de finir ce livre-ci, ce que je ne saurais faire pourtant sans y ajouter auparavant quelques matières de grande importance. Comme on ne peut réfuter les erreurs de tous les philosophes, je me contenterai d'en avoir représenté quelques-unes par lesquelles on jugera des autres.
