V.
Il y a plusieurs choses que la condition de notre nature et la nécessité des affaires nous obligent de savoir. On pourrait mourir pour ne pas savoir ce qui est utile à la conservation de la vie, ou ce qui lui est contraire. Il y a d'ailleurs quantité de vérités qui ont été découvertes par un long usage. Les astronomes ont remarqué le mouvement du soleil, de la lune et des astres, et la disposition des saisons. Les médecins ont appris à connaître les diversités des tempéraments, de la force des herbes et des remèdes. Les laboureurs connaissent la qualité des terroirs, les signes des pluies et des changements qui arrivent dans l'air. Enfin il n'y a point d'art où il n'y ait quelque chose de certain. C'est pourquoi Arcésilas devait faire distinction entre ce qu'on peut savoir et ce qu'on ne peut savoir. Mais en faisant cette distinction il serait descendu au rang du vulgaire. Cependant ce vulgaire en sait quelquefois plus que les philosophes, parce qu'il ne sait que ce qu'il est obligé de savoir. Si on lui demande s'il ne sait rien ou s'il sait quelque chose, il déclare franchement ce qu'il sait et avoue de même ce qu'il ne sait pas. Arcésilas a donc bien ruiné les opinions des autres, mais il a mal établi la sienne; car on ne saurait dire que la sagesse consiste à tout ignorer. Au contraire, pour être sage, il faut nécessairement savoir quelque chose. Ainsi en combattant les philosophes et en faisant voir qu'ils ne savaient rien, il a perdu lui-même cette qualité, puisqu'il fait profession de ne rien savoir. Celui qui accuse les autres d'ignorance doit être savant. Que s'il ne l'est pas, c'est un dérèglement et une insolence de s'attribuer le titre de philosophe, pour le même sujet qui le fait le refuser aux autres. Les anciens qu'il attaque lui peuvent répondre de cette sorte: « Si vous nous avez convaincu de ne rien savoir, et que vous prétendiez que, puisque nous ne savons rien, nous ne sommes pas philosophes, vous ne l'êtes pas plus que nous, puisque vous avouez que vous ne savez rien. » Quel avantage a donc remporté Arcésilas, si ce n'est de s'être percé de la même épée dont il avait percé les autres.
