IX.
Je commencerai maintenant à examiner la nature du souverain bien. Il faut convenir d'abord qu'il doit être propre à l'homme, et que les bêtes n'y sauraient avoir part. En second lieu, il réside dans l'esprit et non dans le corps. Enfin nul ne peut le posséder, qu'il ne possède aussi la science et la vertu. Ces trois conditions renversent toutes les idées des philosophes; car ils n'avaient jamais rien conçu de pareil. Je dirai maintenant en quoi consiste le souverain bien, et je ferai voir, comme je l'ai entrepris, que les philosophes n'ont été que des ignorants et des aveugles, qui, bien loin de le connaître ou de le comprendre, n'ont pu seulement former une conjecture raisonnable sur ce sujet. Comme l'on demandait un jour à Anaxagore pour quelle fin il était né, il répondit que c'était pour considérer le soleil et le ciel. Tout le monde a admiré cette parole et l'a trouvée digne d'un véritable philosophe. Je crois au contraire qu'il ne l'a dite que par hasard, ne sachant que répondre et ne voulant pas se taire. Pour peu qu'il eût eu de sagesse, il devait avoir souvent pensé que quiconque ne sait pas pourquoi il est né, ne mérite pas de vivre. Mais supposons qu'il ne fit pas cette réponse sur-le-champ et sans l'avoir préméditée, et examinons combien il fit de fautes en ces trois paroles. La première consiste en ce qu'il a mis la principale ou plutôt l'unique fonction de l'homme dans les yeux, et en ce qu'il a rapporté tout au corps sans rien laisser à l'esprit. S'il avait été aveugle, aurait-il perdu pour cela la fonction que l'homme ne saurait perdre sans perdre son être ? Mais si tout dépend du ministère des yeux, les autres sens demeureront-ils inutiles ? Les oreilles servent plus en cela que les yeux. On peut acquérir les sciences et la sagesse par l’ouïe seule, au lieu qu'on ne les peut acquérir par la vue. Vous êtes né, dites-vous, pour regarder le ciel et le soleil ! Qui vous a commandé de les regarder, et quel intérêt avez-vous à le faire ? Est-ce pour louer la grandeur et la beauté de cet ouvrage? Confessez donc qu'il y a un Dieu qui en est l'auteur, et qui vous a créés vous-même, afin que vous fussiez le témoin et l'admirateur des beautés du monde. Vous êtes persuadé que c'est un extrême avantage de regarder le ciel et le soleil : que ne rendez-vous donc de profondes actions de grâces à celui de qui vous tenez ce bienfait ? Que ne faites-vous réflexion sur la providence, sur la sagesse, sur la puissance de celui de qui vous ne pouvez voir les ouvrages sans être surpris d'étonnement ? Si quelqu'un vous avait invité à souper, et qu'il vous eût offert un magnifique festin, ne faudrait-il pas que vous eussiez perdu l'esprit, pour estimer plus le plaisir que vous y auriez pris que la personne qui vous l'aurait procuré ? Voilà comment les philosophes rapportent tout au corps et rien à l'esprit, et comment ils ne voient que ce qu'on peut voir par les yeux. Cependant il faut faire cesser les actions des sens, pour écouter ce que dicte la raison qui réside dans l'âme. Nous sommes nés non pour regarder les créatures, mais pour considérer le créateur. Il n'y a personne, pour peu qu'il ait de sagesse, qui, si on lui demandait pour quel sujet il est né, ne fût prêt à répondre hardiment qu'il est né pour rendre au Dieu de qui il tient la naissance le service qu'il lui doit, service qui ne consiste qu'à conserver, par la pureté de ses actions, l'innocence qu'il a reçue de sa grâce. Mais ce philosophe qui n'était point instruit des choses de Dieu a réduit presque à rien le plus important de tous les devoirs, quand il a dit qu'il n'était né que pour regarder deux créatures. S'il avait dit qu'il était né pour regarder l'univers, il aurait embrassé un plus vaste sujet, et n'aurait pas encore rempli tous ses devoirs. Dieu étant plus élevé au-dessus de l'univers qu'il a créé et qu'il gouverne, que l'âme ne l'est au-dessus du corps, il ne faut donc pas s'arrêter à regarder l'univers qui est corporel avec les yeux qui sont aussi corporels; il faut élever l'âme qui est immortelle jusqu'à la contemplation de Dieu qui est éternel, et joindre à cette contemplation un respect sincère qui lui est dû, comme au père commun de tous les hommes. Comme les philosophes, bien loin de s'élever de la sorte, sont demeurés attachés par leur ignorance à la terre, il y a apparence qu'Anaxagore ne regardait jamais le ciel ni le soleil, bien qu'il ait dit qu'il était né pour les regarder. J'ai expliqué en quoi consiste le principal devoir de l'homme, et il n'y a personne qui, pour peu qu'il ait de sagesse, ne le puisse aisément comprendre. Ce devoir n'est rien autre chose que l'humanité ; l'humanité n'est autre chose que la justice; la justice n'est autre chose que la piété ; la piété n'est autre chose que la connaissance de Dieu, qui est notre père.
