XX.
Voyons maintenant ce qu'il y avait dans Socrate de si rare et de si extraordinaire, qu'un homme sage eût sujet de se tenir fort obligé à la nature de ce qu'elle l'avait fait naître en son temps. J'avoue qu'il a été plus sage que ceux qui ont entrepris de pénétrer par la lumière de leur esprit les secrets de la nature. Il n'y avait pas moins d'impiété que d'imprudence dans la curiosité avec laquelle ils avaient sonde l'abime impénétrable de la Providence. On sait qu'à Rome ou ailleurs il y a des mystères où il est défendu aux hommes d'assister. Ils s'en abstiennent très religieusement ; et si quelqu'un y jette les yeux par imprudence ou par hasard, on le punit, et on recommence la célébration du mystère. Que faut-il faire de ceux qui veulent apprendre ce qu'il ne leur est pas permis de savoir? Ceux qui entreprennent de découvrir les secrets de la nature et qui profanent le temple de l'univers par l'impiété de leurs disputes, sont sans doute plus coupables que ceux qui entrent dans les temples de Vesta de la Bonne Déesse ou de Cérès. Ces temples-là, qui sont fermés aux hommes, ont été bâtis par des hommes. Cependant ces philosophes, bien loin d'être condamnés comme des impies quand ils cherchent, par une présomptueuse curiosité, ce qu'il y a de plus caché dans les ouvrages de Dieu se mettent en crédit, et font admirer leur esprit et leur éloquence. Ils seraient peut-être excusables si leur travail leur apportait quelque fruit. Mais ils sont aussi malheureux dans le succès, qu'ils ont été téméraires dans l'entreprise. Ils ne trouvent point la vérité ; et quand ils l'auraient trouvée, ils ne la pourraient défendre. Quand, par hasard, ils la découvrent, ils souffrent qu'elle soit combattue par les autres. Car personne ne descend du ciel pour terminer leurs différends et pour juger quelle est la plus véritable de leurs opinions. C'est pourquoi personne ne saurait nier que leur occupation ne soit vaine, ridicule et inepte. Socrate a été fort prudent de s'abstenir de ces questions inutiles; mais j'ai peur qu'il ne l'ait été qu'en ce point-là seulement. En d'autres, il a ressemblé aux autres philosophes, et bien loin de mériter des louanges, il n'a mérité que du blâme. Parmi ce qu'il a jamais dit de plus remarquable, je choisirai un mot qui a eu une approbation générale. « Ce qui est au-dessus de nous, a-t-il dit, ne nous regarde point. » Couchons-nous donc sur la terre, et marchons sur les mains qui nous ont été données pour faire de si merveilleux ouvrages. Ne songeons ni au ciel que nous devrions toujours regarder, ni à la lumière qui nous éclaire. S'il a cru ne devoir agiter aucune question touchant la nature du ciel, il n'a pas mieux connu ce qui était sous ses pieds. Est-ce qu'il s'est mal expliqué? Il n'y a point d'apparence. Il est probable qu'il a cru qu'il ne faut pas suivre la religion du peuple. Mais il n'a osé le publier, de peur de soulever tout le monde. Car qui ne sait que l'univers, qui a été créé par une sagesse si merveilleuse, est gouverné par une providence? On voit que rien ne peut subsister que par les soins d'une intelligence; une maison qui n'est ni habitée ni entretenue, tombe en ruines; un vaisseau qui n'est pas conduit par un bon pilote, flotte au gré des vents ; un corps qui n'a plus d'âme, se corrompt et se réduit en cendres: pourrait-on s'imaginer qu'une si vaste machine pût avoir été faite et se conserver d'elle-même? Si Socrate s'était contenté de combattre la religion reçue par le peuple, bien loin d'y trouver à redire, je me louerais d'avoir trouvé quelque chose de meilleur. Mais il jurait par un chien et par une oie. Oh! l'impertinent, l'insensé et le désespéré, comme dit Zénon l'épicurien, s'il a eu intention de se railler de la religion! mais l'extravagant et l'insensé, s'il a pris sérieusement un vilain animal pour un dieu! Pourra-t-on reprendre les superstitions des Égyptiens depuis que Socrate les a autorisées dans Athènes par son approbation et par son suffrage? Peut-on s'imaginer une prière plus ridicule que celle qu'il fit à ses amis avant de mourir, de sacrifier à Esculape un coq qu'il lui aurait promis? Il appréhendait sans doute d'être accusé par Esculape devant Rhadamanthe d'avoir manqué d'accomplir son vœu. S'il était mort de maladie j'aurais cru qu'il en aurait eu l'esprit affaibli. Mais puisqu'il a fait, et qu'il a dit en pleine santé ce que je rapporte, ce serait une folie de se persuader qu'il ait jamais été fort sage. Voilà cependant ce personnage, au temps duquel Platon se tenait fort heureux d'être venu au monde.
