XXIII.
Après que les plus célèbres philosophes ont été convaincus de soutenir des opinions vaines et ridicules, que doit-on attendre des autres qui sont beaucoup au-dessous d'eux, et qui ne s'imaginent jamais être arrivés à un si haut point de sagesse, que quand ils se vantent de mépriser les richesses? C'est sans doute une grande force d'esprit. Mais voyons où elle se termine. Ils renoncent à la succession de leurs pères, comme si c'était un mal de la posséder. Ils se précipitent dans la mer durant le calme, de peur de faire naufrage pendant la tempête. Leur force ne vient que de la crainte, au lieu de venir du courage. Ils ressemblent à ceux qui se tuent, pour n'être pas tués par l'ennemi, et qui ne trouvent point d'autre moyen d'éviter la mort que de se la procurer. En pensant faire estimer leur libéralité, ils perdent leur bien sans honneur et sans mérite. On loue Démocrite d'avoir abandonné ses terres: je le louerais plutôt s'il les avait données. Il n'y a point de sagesse à faire une action, qui deviendrait inutile ou même mauvaise si elle était faite par tout le monde. Supposons néanmoins que cette négligence puisse être excusée, que dirons-nous de celui qui, ayant vendu son bien, en jeta le prix dans la mer? Je doute qu'il fût sage. « Allez, dit-il, au fond de la mer, malheureuse cupidité; je vous perdrai de peur que vous ne me perdiez moi-même. » Si vous méprisez si fort votre bien, faites-en un bon usage et l'employez au soulagement des pauvres. Ce que vous voulez perdre peut servir à empêcher que plusieurs ne meurent de faim, de soif ou de nudité. Imitez au moins l'extravagance et la fureur de Tuditanus. Jetez votre argent au peuple, c'est un moyen de vous en délivrer et de ne le pas perdre. Qui pourrait approuver l'égalité que Zénon a prétendu mettre entre les péchés? Ne disons rien de cette ineptie dont tout le monde s'est toujours moqué. Pour le convaincre d'erreur et de folie, c'est assez de dire qu'il a mis la compassion au nombre des vices et des maladies. Il nous ôte de la sorte une affection d'où dépendent les principaux devoirs de la vie. L'homme étant né plus faible que les animaux, que la Providence a munis et armés contre les injures de l'air et des saisons et contre les violences qui leur peuvent venir de dehors, il n'a pour toute défense que la tendresse et l'humanité avec laquelle nous nous secourons les uns les autres. Si l'homme entrait en fureur à la vue d'un autre homme, comme font les bêtes farouches, il n'y aurait plus de société, plus de villes, plus de sûreté; nous serions exposés à la rage des bêtes, et nous n'exercerions pas moins de cruautés les uns contre les autres que les bêtes mêmes. Les autres philosophes n'ont point été moins extravagants. Quel jugement peut-on faire de celui qui a dit que la neige était noire? Il fallait qu'il dît ensuite que la poix était blanche. C'est celui-là même qui disait qu'il était né pour regarder le ciel et le soleil, et qui ne voyait rien sur la terre en plein midi. Xénophane fut assez simple pour croire ce que les mathématiciens lui disaient : que la lune était vingt et une fois plus grande que la terre. Il ajouta que dans le creux de la lune il y a une terre habitée comme la nôtre. Les hommes de cette terre-la ont donc aussi une autre lune qui les éclaire durant la nuit ; et peut-être que le globe que nous habitons est la lune d'une autre terre. Sénèque témoigne que, parmi les stoïciens, il s'est trouvé un philosophe qui doutait s'il donnerait des hommes au soleil. Quelle raison avait-il de douter, puisqu'il ne pouvait rien perdre en les donnant? Mais il appréhendait peut-être de les exposer au péril d'être brûlés, et il ne voulait pas être la cause d'un si funeste incendie.
