XV.
Sénèque a été dans la même erreur ; car qui pourrait demeurer dans le bon chemin pendant que Cicéron s'égare? « La philosophie, dit-il, n'est autre chose que la manière de bien vivre, que la science de vivre honnêtement, que l'art de bien régler ses actions. Nous ne nous tromperions point, ajoute-t-il, si nous disions que la philosophie est une loi qui nous oblige à vivre selon l'honnêteté et la vertu; et celui qui l'a appelée la règle de la vie humaine, lui a donné un nom qui lui est fort propre. » Quand Sénèque parlait de la sorte, il ne conservait pas sans doute l'idée de la philosophie prise en général, qui contient plusieurs sectes, qui n'enseigne aucune maxime dont tout le monde ne convienne, et qui renferme une multitude prodigieuse de préceptes qui ne peuvent apporter que du trouble et de la confusion. Comment une philosophie, si peu stable et si peu constante pourrait-elle, donner des règles certaines et invariables pour bien vivre? Je demanderais volontiers à Sénèque s'il tient que la secte des académiciens fasse profession d'une véritable philosophie. Je me persuade qu'il n'en disconviendra pas. S'il est vrai que l'académie ne s'éloigne pas de la vérité de la philosophie, celle-ci ne saurait être la règle de la vie; car, selon l'académie même, elle n'a rien de certain ni d'assuré, elle abolit toute sorte de règles, de lois et de science. Il n'y a donc point d'art ni de science qui nous enseigne à bien vivre, hors cette sagesse sublime qui a été inconnue aux philosophes. Celle de la terre ne saurait être que fausse, puisqu'elle est incertaine, changeante et contraire à elle-même. Il faut nécessairement qu'il n'y ait qu'une sagesse, comme il n'y a qu'une vérité, comme il n'y a qu'un Dieu qui a tiré l'univers du néant et qui le gouverne. Tout ce qui possède la vérité et la bonté dans un haut degré, ne saurait être qu'unique. Si la philosophie nous donnait de bonnes règles pour la conduite de notre vie, il n'y aurait que les philosophes qui vécussent en gens de bien. Ceux qui n'auraient pas étudié, ne seraient que des scélérats. Cependant il y a toujours en quantité de personnes qui, sans les secours des préceptes dont nous parlons, ont pratiqué la vertu, au lieu que nul de ceux qui ont fait profession d'expliquer ces préceptes n'a rien fait de digne de louange. Il est donc clair que les philosophes n'enseignent pas les vertus, puisqu'ils ne les ont pas eux-mêmes. Si l'on examine leurs mœurs, on trouvera qu'ils sont sujets à la colère, à l'avarice, à la volupté, qu'ils sont superbes et insolents, qu'ils cachent leurs défauts sous une fausse apparence de sagesse, et qu'ils font dans leurs maisons ce qu'ils condamnent dans leurs écoles. On dira peut-être que le désir de les reprendre me fait passer les bornes de la vérité. Cicéron se plaint de ces désordres, et prouve qu'ils ne sont que trop véritables. « Combien, dit-il, se trouve-t-il de philosophes dont l'esprit et la vie soient réglés de la manière que la raison le désire? Combien y en a-t-il qui ne fassent de leur profession un sujet de vanité, au lieu d'en faire la règle de leur conduite ? Combien y en a-t-il qui s'accordent avec eux-mêmes et qui pratiquent les préceptes qu'ils donnent? Il y en a de si extravagants et de si emportés, qu'il serait à souhaiter qu'ils n'eussent jamais rien appris. D'autres brûlent d'un désir incroyable d'amasser des richesses; d'autres ont une ambition excessive et démentent leur doctrine par leurs actions. » Cornélius Népos écrit à Cicéron sur le même sujet en ces termes : « Bien loin de croire que la philosophie enseigne à bien vivre et contribue à nous rendre heureux, je suis persuadé que plusieurs de ceux qui en font profession ont plus grand besoin que les autres d'avoir des gouverneurs et des précepteurs qui veillent sur leur conduite. J'en vois parmi eux qui, dans les écoles, donnent d'excellents préceptes de retenue, de modération et de pudeur, et qui dans leurs maisons s'abandonnent aux plus infâmes voluptés. » Sénèque écrit quelque chose de fort important dans ses exhortations. « La plupart des philosophes, dit-il, semblent n'avoir de l'éloquence que pour déclamer contre eux-mêmes. On ne saurait les entendre parler contre l'avarice, contre l'ambition et contre la débauche, sans s'imaginer qu'ils prononcent leur propre arrêt; car toutes les invectives qu'ils font en public retombent sur eux, et on ne les saurait regarder qu'à peu près comme on ferait des médecins qui n'auraient que des poisons dans leurs boites, bien que les inscriptions promissent des remèdes. Quelques-uns n'ont aucune honte de leurs crimes, et ne cherchent aucun prétexte pour les couvrir. — Le sage fera quelquefois, dit le même Sénèque, pour venir à bout d'une entreprise importante, des choses qu'il n'approuve pas. Il ne renonce pas pour cela aux bonnes mœurs, mais il s'accommodera au temps. Enfin il emploiera pour faire ses affaires les mêmes moyens que les autres emploient pour jouir de leurs plaisirs ou pour acquérir de la gloire. » Il ajoute un peu après ce qui suit: « Le sage fera les mêmes choses que font les ignorants et les débauchés, mais il ne les fera pas de la même manière ni avec la même intention. » Il importe peu à quelle intention on fasse ce qu'il n'eût pas permis de faire. On voit les actions, mais on ne voit pas l'intention. Aristippe, chef des Cyrénéens, tâchait de justifier l'habitude criminelle qu'il avait avec la fameuse Laïs, en disant qu'il y avait grande différence entre lui et les autres amans de Laïs, parce qu'il la possédait, au lieu que les autres étaient possédés par elle. Oh! l'excellente sagesse et digne d'être imitée! Il faut lui mettre vos enfants entre les mains, si vous désirez qu'ils soient bien élevés. Ce philosophe disait qu'il y avait cette différence entre lui et les autres débauchés, qu'au lieu que les autres dissipaient leur bien, il se divertissait sans faire aucune dépense. Laïs était sans doute fort habile en son métier, de se servir ainsi d'un philosophe, dont l'autorité et l'exemple attiraient chez elle une foule incroyable de jeunes gens. Qu'importé donc à quel dessein il fréquentât cette célèbre courtisane, puisque le peuple et « es rivaux voyaient qu'il était plus corrompu que nul autre. Il ne se contenta pas de vivre dans cet horrible débordement ; il en fit des leçons publiques et enseigna cette doctrine infâme et détestable qui était sortie non du cœur d'un philosophe, mais du sein d'une femme perdue : que le souverain bien consiste dans la jouissance des plaisirs. Que dirai-je des cyniques, qui avaient accoutumé de caresser leurs femmes devant tout le monde? Ils ont justement mérité qu'on leur donnât, comme on fait, le nom des animaux dont ils imitent l'impudence. Tout ce que je viens de dire fait voir clairement, si je ne me trompe, qu'il n'y a point de vertu à apprendre dans l'école des philosophes, puisque ceux qui donnent les plus excellents préceptes ne les observent pas eux-mêmes, ou s'ils les observent, ce qui est fort rare, c'est moins en eux un effet de l'étude que du bon naturel, qui porte souvent à des entreprises fort louables des personnes qui ne sont point lettrées.
