XI.
C'est une maxime reçue par le consentement unanime de tous les peuples qu'il faut avoir une religion. D'où vient donc qu'ils s'accordent si peu dans le choix? Je tâcherai de faire voir d'où procède un égarement si général et si déplorable. Dieu a formé l'homme de telle sorte, qu'il lui a donné le désir de connaître la religion et la sagesse; mais la plupart se trompent, ou en ce qu'ils embrassent une religion sans s'adonner à l'étude de la sagesse, ou en ce qu'ils s'adonnent à l'étude de la sagesse sans prendre aucun soin de s'instruire de la religion. Il fallait cependant joindre ces deux choses ensemble, parce qu'il est impossible que l'une subsiste sans l'autre ; ou ils s'engagent en diverses religions, qui sont toutes fausses, parce qu'ils ont quitté la sagesse qui leur avait appris qu'il est impossible qu'il y ait plusieurs dieux ; ou ils s'adonnent à l'étude d'une sagesse qui est fausse, parce qu'ils n'ont pas embrassé la religion du vrai Dieu, qui les aurait conduits à la vérité : ainsi ils tombent dans quantité d'erreurs en séparant la recherche de la religion de l'étude de la sagesse; au lieu qu'en les joignant, ils pourraient parvenir à la connaissance de la vérité, et s'acquitter du plus important de tous les devoirs. Pour moi, je m'étonne qu'aucun philosophe n'ait jamais pu découvrir en quoi consiste le souverain bien ; car il leur était aisé de raisonner de cette sorte. Le souverain bien doit être proposé et comme offert à tout le monde. La volupté est peut-être proposée à tout le monde, car il n'y a personne qui ne souhaite d'en jouir; mais elle ne convient qu'aux bêtes ; elle n'a rien d'honnête ; elle cause du dégoût ; elle nuit par son excès ; elle diminue à mesure que l'âge avance, et elle ne se fait pas sentir A tout le monde, car ceux qui ne sont pas riches, et ceux-là sont en grand nombre, sont privés pour l'ordinaire des plus douces et des plus agréables voluptés. La volupté n'est donc pas le souverain bien, ou ce n'est pas même un bien. Que dirons-nous des richesses ? elles le sont encore moins que la volupté. Elles sont possédées par un plus petit nombre de personnes, et quelquefois par des lâches qui ne les méritent pas. Elles arrivent souvent par hasard; souvent elles ne sont amassées que par des crimes, et quand on en a, on en désire encore davantage. Le souverain bien consistera-t-il dans la possession des royaumes ou des empires? Il est impossible qu'il consiste en cela; car tout le monde ne peut pas régner, et tout le monde doit aspirer à la jouissance du souverain bien. Cherchons donc quelque autre chose où tout le monde puisse prétendre, ne sera-ce point la vertu ? Mais si elle ne peut nous rendre heureux, parce qu'elle consiste à supporter le mal, elle ne peut non plus être le souverain bien. Cherchons donc quelque autre chose. Il n'y a rien de si excellent que la vertu ; il n'y a rien qui doive être préféré à la sagesse. La vertu doit être recherchée pour sa beauté, comme on doit fuir les vices pour leur laideur. Est-il possible que la vertu, qui est un bien si honnête, demeure sans récompense, et qu'elle n'apporte aucun avantage? Les peines et les fatigues qui partagent toute notre vie, les combats qu'il faut livrer sans cesse pour vaincre le mal, méritent sans doute une récompense très considérable; mais quelle sera-t-elle? Sera-ce la volupté ? Un si vil effet ne saurait procéder d'une si belle cause. Seront-ce les richesses ou la puissance ? Ce sont des choses passagères et périssables. Sera-ce l'honneur, la gloire, la réputation? Ces avantages-là ne se rencontrent pas dans la vertu même ; ils dépendent du jugement et de l'opinion des hommes. La vertu n'est que trop souvent le sujet de la haine la plus envenimée et de la persécution la plus cruelle. Or le bien, qui est attaché à la vertu comme sa récompense, doit ne pouvoir pas en être séparé ; et il faut qu'il lui soit tellement propre, que l'on n'y puisse rien ajouter, ni rien en retrancher. De plus, le principal devoir de la vertu est non seulement de ne pas souhaiter, mais de ne pas rechercher et de ne pas aimer les plaisirs, les richesses, les honneurs, les dignités, le pouvoir de commander, et tout ce que les hommes prennent pour des biens. Le mépris qu'elle fait de toutes ces choses ne procède que de l'espérance qu'elle a d'en posséder de plus excellentes. Ne perdons pas courage, et faisons tous les efforts dont nous sommes capables pour trouver ce que nous cherchons. Le prix qui nous est proposé vaut bien la peine que nous prendrons ; il ne s'agit de rien moins que de savoir pour quel sujet nous avons été mis au monde.
