XII.
Voici la méthode par laquelle on peut reconnaître quel est l'effet de la vertu. L'homme est composé de corps et d'âme : il y a des biens qui sont propres à l'âme ; il y en a qui sont propres au corps; et il y en a qui sont communs à l'un et à l'autre. La vertu est donc de cette dernière sorte, et quand elle convient au corps, on l'appelle force, pour la distinguer de celle qui convient à l'âme. Si la vertu convient à ces deux parties de notre être, elles sont toutes deux obligées à combattre, et peuvent toutes deux remporter la victoire. Le corps, étant solide et palpable, combat contre des ennemis de même nature ; mais l'esprit, étant délié et invisible, combat contre des ennemis que l'on ne peut ni voir ni toucher. Quel sont ces ennemis, sinon les mauvais désirs, les vices et les crimes? Quand l'âme les surmonte, elle conserve sa pureté. Par où peut-on connaître quel est le prix de la victoire que remporte l'âme? On peut le connaître par la comparaison du prix de la victoire que remporte le corps. Quand le corps combat, la fin et la récompense qu'il reçoit, c'est la conservation de la vie; car, soit qu'il combatte contre des hommes ou contre des bêtes, il ne combat le plus souvent que pour la défendre. L'âme combat de la même sorte pour sa vie et pour son salut. Et comme le corps est pour l'ordinaire privé de la vie quand il a été vaincu par ses ennemis, l'âme perd la sienne quand elle se laisse vaincre par ses vices; la seule différence qu'il y ait entre les combats de l'âme et ceux du corps, c'est que les combats du corps ne tendent qu'à la conservation d'une vie temporelle, au lieu que ceux de l'âme tendent à la conservation d'une vie éternelle. Si la vertu n'est pas heureuse par elle-même, parce que sa principale occupation est de supporter la fatigue et le travail, si elle méprise tout ce que le monde recherche avec la plus grande ardeur, si elle refuse souvent la vie, et si elle affronte la mort, qui est si généralement redoutée, si de généreux exploits ne peuvent manquer de récompense ni en trouver sur la terre, parce que, sur la terre, il n'y a rien qui les égale, il faut nécessairement que la vertu trouve sa récompense dans le ciel, et cette récompense n'est autre chose que l'immortalité. Euclide, philosophe célèbre, qui a fondé une secte particulière à Mégare, a eu raison de dire que le souverain bien est ce qui est toujours égal et toujours semblable à soi-même. Il avait sans doute pénétré la nature du souverain bien, quoiqu'il ne l'ait pas expliqué, et c'est l'immortalité qui ne peut recevoir de changement, d'accroissement ni de diminution. Sénèque a avoué, comme par mégarde et sans y penser, que l'immortalité est l'unique récompense de la vertu. « Il n'y a, dit-il, que la vertu qui nous puisse rendre immortels et égaux aux dieux. » Les stoïciens, dont il a suivi les sentiments, soutiennent que l'on ne peut arriver à la béatitude que par la vertu. On ne recherche donc pas la vertu pour elle-même, mais on la recherche pour la béatitude qui en est la récompense. Les stoïciens ont dû reconnaître par ce raisonnement en quoi consiste le souverain bien. Le temps de cette vie n'est pas le temps de la béatitude, parce que le corps est sujet à trop de misères. Épicure dit que Dieu est heureux, parce qu'il est incorruptible et éternel. Il faut que la béatitude soit parfaite, et qu'il n'y ait rien qui puisse l'altérer ni la changer; pour la posséder il faut être incorruptible et immortel. Que si l'homme est capable d'acquérir la vertu, comme tout le monde est obligé d'en demeurer d'accord, il est aussi capable de parvenir à la béatitude, car il est impossible d'être tout ensemble et vertueux et misérable. S'il est capable de parvenir à la béatitude, il est capable de parvenir à l'immortalité. Il faut avouer que cette immortalité est le souverain bien, qu'elle ne convient à aucun autre animal qu'à l'homme, qu'elle ne convient pas même à son corps, qu'elle ne peut être séparée de la science et de la vertu, de la connaissance de Dieu et de la justice. Il est aisé de reconnaître, par le désir que nous avons de conserver la vie présente, combien celui de parvenir à l'immortalité est tout ensemble et violent et raisonnable. De quelque misère que la vie présente soit remplie, il n'y a personne qui ne souhaite avec passion de la posséder. Les vieillards ne le souhaitent pas moins que les enfants, les princes pas moins que les sujets, les sages pas moins que les insensés. La vue du ciel et de la lumière est si chère, selon l'avis d'Anaxagore, qu'il n'y a point de fatigue que l'on n'essuie volontiers pour la conserver. Si tout le monde demeure d'accord que cette vie, si courte et si misérable, est un grand bien, elle deviendra le souverain de tous les biens, dès qu'il n'y aura plus rien qui borne sa durée ni qui trouble son repos. Enfin personne n'a jamais méprisé la vie présente que par l'espérance d'en posséder une plus longue. Ceux qui se sont exposés volontairement à la mort pour le salut de leurs concitoyens, comme Ménecée à Thèbes, Codrus à Athènes, Curtius et les deux Décius à Rome, n'auraient jamais renoncé à la vie présente s'ils n'avaient espéré d'en acquérir une immortelle dans l'esprit des peuples. Bien qu'ils ne sussent pas le chemin par où l'on va à l'immortalité, ils n'ont pas laissé déjuger fort bien qu'il y avait une immortalité et qu'il y a un chemin qui y conduit. Si la vertu méprise les richesses parce qu'elles peuvent se perdre; si elle méprise les plaisirs parce qu'ils s'échappent promptement de nos mains; si elle méprise la vie parce qu'elle est de peu de durée, c'est sans doute qu'elle en veut posséder une qui ne finisse jamais. Voilà comment l'esprit, montant comme par degrés, parvient enfin à la connaissance du souverain bien pour lequel nous avons été créés. Si les philosophes avaient suivi cette méthode, au lieu de soutenir opiniâtrement les sentiments dont ils ont été une fois prévenus, ils auraient pu acquérir la connaissance de la vérité. Que si ceux qui croient que l'âme périt avec le corps n'ont pu reconnaître que la vertu lui est commandée, afin qu'après avoir dompté les passions et vaincu l'amour des biens de la terre, elle rentre comme en triomphe dans le sein de Dieu, qui est son principe, ceux au moins qui la reconnaissent immortelle auraient pu le faire. L'homme a reçu seul, entre tous les animaux, une taille droite et élevée vers le ciel, afin qu'il regardât Dieu en la possession duquel consiste son souverain bien. Il est seul capable des devoirs de la religion, et reconnaît seul, par le désir qu'il a de l'immortalité, que son âme est exempte de la mort. Les philosophes qui ont regardé la science et la vertu comme le souverain bien ont approché de la vérité, mais ils ne sont pas arrivés jusqu'à elle. La science nous découvre le lieu où nous devons tendre, la vertu nous y conduit; l'une ne sert de rien sans l'autre La science nous éclaire pour pratiquer la vertu, et la pratique de la vertu mérite la possession du souverain bien. Le bonheur que les philosophes ont cherché, et qu'ils cherchent encore, soit dans le culte des dieux, soit dans l'étude, est un bonheur imaginaire, et ils n'avaient garde de trouver le véritable, parce qu'au lieu de le chercher au ciel, où il est, ils le cherchent sur la terre. Où peut être le souverain bien ailleurs que dans le ciel et dans le sein de Dieu d'où l'âme est sortie? Qu'y a-t-il, au contraire, de plus bas que la terre, dont le corps a été formé ? Quoique quelques philosophes aient cru que le souverain bien était propre à l'âme, et que le corps n'y pouvait avoir aucune part, ils le lui ont néanmoins attribué sans y penser, quand ils en ont terminé la jouissance avec la durée de la vie mortelle que nous menons dans notre union avec le corps. Ainsi ils n'ont pas trouvé le souverain bien, parce qu'ils l'ont cherché dans le corps où il n'y a rien que de vain, que de faible et de périssable. La béatitude ne convient donc pas à l'homme de la manière que les philosophes l'ont cru. Elle ce lui convient pas durant la vie qu'il mené dans un corps corruptible et mortel, mais durant une autre, toute spirituelle et éternelle, qu'il mènera quand il sera délivré de la servitude du corps. L'unique moyen d'être heureux en cette vie, c'est de paraître malheureux, de se priver des plaisirs, de s'adonner à la vertu, de s'accoutumer aux exercices laborieux qui la fortifient, et de n'être jamais exempt de peine ni de misère. Le souverain bien qui nous rend heureux ne peut se trouver que dans la religion, à laquelle l'espérance de l'immortalité est attachée.
