XVIII.
D'autres philosophes, et principalement les pythagoriciens et les stoïciens, soutiennent au contraire que l'âme survit au corps. Bien qu'il n'y ait rien à reprendre dans leur sentiment, ils ne sont pas néanmoins fort louables d'avoir trouvé la vérité par hasard plutôt que par science ; ils ne sont pas même tout à fait exempts d'erreur. Car, pour éviter la force de l'argument par lequel on conclut de ce que les âmes naissent avec les corps, qu'elles meurent aussi avec eux, ils ont assuré qu'elles ne naissent point avec les corps, mais qu'elles passent de l'un dans l'autre. Ils se sont persuadés qu'il n'était pas possible qu'elles survécussent au corps si elles n'avaient été auparavant. Ils se trompent donc aussi bien que les épicuriens. Mais il y a cette différence que l'erreur des uns regarde le passé, au lieu que celle des autres regarde l'avenir. Aucun d'entre eux n'a vu qu'encore que les âmes naissent, néanmoins elles ne meurent point, et aucun n'a découvert la raison et la différence. Plusieurs de ceux qui ont cru l'âme immortelle, se sont tués eux-mêmes comme s'ils eussent été assurés d'entrer dans le ciel. Cléante, Chrysippe, Zénon et plusieurs autres, en usaient de la sorte. Empédocle se jeta durant la nuit au fond d'une caverne enflammée du mont Etna; et parce qu'il ne parut plus depuis, on a cru qu'il avait été élevé au rang des dieux. Caton, qui avait affecté durant toute sa vie d'imiter la vanité des stoïciens, se tua lui-même. Bien que Démocrite fût dans un autre sentiment, il ne laissa pas de se procurer la mort; ce qui était sans doute la plus méchante action qu'il pût jamais faire. Car si l'homicide est un crime, c'est un homicide de se tuer soi-même, et il est d'autant plus énorme que Dieu s'en réserve le châtiment. Nous ne devons point sortir de nous-mêmes, de cette vie, non plus que nous n'y sommes point entrés de nous-mêmes. Il faut attendre que celui qui nous y a mis nous en retire. Que si l'on nous en chasse par violence, il le faut souffrir avec modération, dans l'assurance que notre mort ne sera pas impunie, et que nous aurons un protecteur qui saura bien la venger. Ainsi ces philosophes, et Caton même, le plus sage des Romains, ont été des homicides. On dit que ce dernier, avant de se plonger le poignard dans le sein, lut le livre de l'Immortalité de l'âme de Platon, et fut excité à ce crime atroce par l'autorité de ce philosophe. Il faut pourtant avouer que la crainte de la servitude semblait lui pouvoir faire souhaiter la mort avec raison. Mais quelle excuse peut-on apporter en faveur de Cléombrote qui, après avoir lu le même livre de Platon, se précipita dans la mer, sans aucun autre dessein que celui d'ajouter pleine et entière créance aux paroles de Platon. Détestable doctrine qui prive les hommes de la vie ! Que si Platon avait su qui est celui qui donne l'immortalité, à qui il la donne, de quelle manière, et en récompense de quelles actions, et qu'il l'eût enseigné aux autres, bien loin de porter ni Cléombrote ni Caton à se procurer volontairement la mort, il leur aurait appris à conserver leur vie et à garder la justice. Il me semble que le motif qui poussa Caton à se tuer, ne fut pas tant d'éviter de tomber entre les mains de César, que de réduire en pratique les maximes des stoïciens, et de rendre son nom célèbre par une action extraordinaire. Quand il serait demeuré en vie, je ne vois pas quel mal il lui en serait arrivé. César était clément de son naturel, et durant la plus grande chaleur de la guerre civile, il ne souhaitait rien avec tant de passion que de faire croire, en conservant Cicéron et Caton, les deux meilleurs citoyens de la république, qu'il l'aimait sincèrement et qu'il ne cherchait que l'occasion de la servir. Mais retournons à ceux qui louent la mort comme un grand bien. Vous vous plaignez de la vie, comme si vous n’en aviez jamais joui et comme si vous n’aviez jamais su la raison pour laquelle vous avez été mis au monde. Le véritable et le père commun de tous les hommes ne peut-il pas vous répondre avec raison en ces termes qui se lisent dans Térence1 :
Si la vie vous déplaît, apprenez premièrement ce que c'est que la vie, et vous ferez ensuite ce qui vous plaira.
Vous vous fâchez de ce que vous y souffrez beaucoup de mal, comme si vous ne méritiez aucun bien, vous qui ne connaissez pas votre père, votre maître et votre roi, vous qui ne voyez rien en plein jour, et qui êtes enveloppé des ténèbres épaisses de l'ignorance ; ce qui a fait dire à quelques-uns: que les hommes n'ont été mis sur la terre que pour y souffrir les supplices dus à leurs crimes. Je ne vois rien que l'on puisse jamais avancer de plus extravagant que cela. Quel crime avons-nous pu commettre avant que d'être ? Si ce n'est que nous voulions ajouter foi à l'imprudence avec laquelle cet impertinent vieillard a osé dire qu'il avait vécu dans un autre corps, et qu'il avait été Euphorbe. Je me persuade qu'étant de basse naissance, il a voulu se glisser dans une famille qui avait été rendue illustre par les vers d'Homère. Que Pythagore a été heureux d'avoir si bonne mémoire, et que nous sommes malheureux de l'avoir si mauvaise, que nous ne nous souvenons point de ce que nous avons été ! C'est peut-être par mégarde ou par faveur qu'il s'est seul exempté de boire de l'eau du fleuve de Lethé. Ce vieux fou a inventé des fables semblables à celles que les vieilles content aux enfants. Que s'il avait eu bonne opinion de ceux à qui il parlait, et qu'il les eût pris pour des hommes fort raisonnables, il n'aurait jamais osé leur imposer avec une si horrible impudence. Mais enfin la vanité mérite d'être raillée. Que dirons-nous de Cicéron, qui, après avoir écrit au commencement de la Consolation : que les hommes ont été mis au monde pour y porter la peine due à leurs crimes, l'a encore répété, comme pour reprendre ceux qui ne croiraient pas que la vie de l'homme est toute remplie de misères? il avait eu raison d'avouer dès le commencement qu'il était plongé dans l'erreur et dans une misérable ignorance de la vérité.
Térence, Héautontimoruménos, acte V. ↩
