XXV.
Il ne me reste plus qu'à dire quelque chose de la philosophie en général avant de finir ce livre. Le grand imitateur de Platon a écrit : que la philosophie n'était pas commune et qu'il n'y avait que les savants qui pussent y aspirer. La philosophie est donc distinguée de la sagesse, qui doit être commune à tous les hommes. Ces philosophes se rendent propre un bien qui est donné indifféremment à tout le monde, et ils sont animés d'une si maligne jalousie, qu'ils voudraient pouvoir bander ou arracher les yeux aux autres, de peur qu'ils ne voient le soleil. Les priver de la sagesse n'est rien moins qu'éteindre en eux une lumière divine. La nature humaine étant capable de sagesse, toutes sortes de personnes, les paysans, les artisans, les femmes, les enfants et les vieillards, enfin tous les peuples, de quelque langue et de quelque pays que ce soit, la devraient apprendre. Le mystère que l'on fait de la philosophie, bien qu'il ne consiste le plus souvent qu'à porter une longue barbe et un manteau, est une preuve convaincante que la philosophie n'est ni la sagesse ni le moyen de l'acquérir. Cette vérité a été reconnue par les stoïciens qui ordonnaient aux femmes et aux esclaves de s'adonner à la philosophie, par Epicure qui exhortait les plus ignorants à l'étude, par Platon qui avait jeté dans son esprit le plan d'une ville qui n'aurait été composée que de sages. Leur projet était fort louable; mais il est demeuré sans exécution. Il est aussi fort difficile de parvenir à la connaissance de la philosophie. Il faut premièrement apprendre à lire pour pouvoir voir les livres, parce qu'on ne saurait recevoir de vive voix une si prodigieuse variété de préceptes, ni en conserver la mémoire. Il faut donner ensuite beaucoup de temps à la grammaire pour apprendre à parler. Il n'est pas permis d'ignorer la rhétorique, parce que sans elle on ne saurait exprimer ses pensées avec élégance. La géométrie, la musique et l'astrologie sont nécessaires à cause de l'étroite liaison qu'elles ont avec la philosophie. Or tous ces arts ne peuvent être appris ni par les filles, qui sont obligées d'apprendre durant leur jeunesse quantité de choses nécessaires pour l'usage de la maison, ni par les esclaves, qui sont employés à servir dans le temps qu'il faudrait donner à l'étude, ni par les pauvres, par les artisans et les gens de la campagne qui travaillent tout le jour pour gagner leur vie. Voilà pourquoi Cicéron a dit : que la philosophie fuit la multitude. Si Epicure reçoit les plus ignorants dans son école, comment leur fera-t-il entendre ce qu'il enseigne touchant les principes, et qui est si difficile et si obscur, qu'à peine peut-il être compris par les plus habiles ? Que peut faire un esprit qui n'a aucune teinture des lettres dans une matière épineuse d'elle-même, et qui a été encore embrouillée par la malice des philosophes qui l'ont traitée et déguisée par l'artifice des orateurs qui en ont parlé? Enfin les philosophes n'ont jamais enseigné la philosophie qu'à une seule femme, savoir à Thémiste, et à un seul esclave, savoir à Phédon, qui, comme il servait mal son maître, fut acheté et instruit par Cébès. On met aussi de ce nombre-là Platon et Diogène, bien, qu'ils fussent nés libres et qu'ils eussent été pris. On dit que Platon fut racheté de huit sesterces par Anicéris. Sénèque lui dit des injures d'avoir mis à si bas prix un si excellent philosophe. Mais il me semble qu'il y a de la fureur à se fâcher contre un homme de ce qu'il n'a pas prodigué son bien mal à propos. Il devait donner une aussi grande quantité d'or que celle que Priam donna pour le corps d'Hector, ou compter plus de pièces d'argent qu'il n'en demandait. Entre tous les étrangers ils n'ont enseigné la philosophie qu'à Anacharsis, Scythe de nature, qui ne l'aurait jamais pu apprendre s'il n'avait su auparavant la langue grecque et la grammaire.
