XXIX.
Achevons ce que nous avons commencé. La fortune n'est rien, et il ne faut pas s'imaginer qu'elle ait aucun sentiment. Ce n'est qu'un accident soudain et qu'un événement imprévu ; mais les philosophes, de peur de manquer une seule fois de se tromper, ont affecté de faire paraître de la sagesse en un sujet où il n'y a que de la folie, en changeant le sexe de la Fortune et disant qu'elle était un dieu, au lieu que le peuple la prend pour une déesse. Ils appellent quelquefois dieu la Nature, et quelquefois ils l'appellent Fortune, « à cause, dit Cicéron, qu'il fait contre notre opinion beaucoup de choses dont nous ignorons les causes. » Si les philosophes ignorent les causes pour lesquelles une chose est faite, ils ignorent aussi celui qui l'a faite. Le même Cicéron, parlant de la Fortune dans un ouvrage fort sérieux où il donne des préceptes à son fils pour la conduite de la vie, dit : « Que la Fortune a un grand pouvoir; que quand elle nous est favorable, nous venons heureusement à bout de nos desseins, et que quand elle nous est contraire, nous avons le déplaisir de voir que rien ne nous réussit. » La première réflexion que je fais sur ces paroles, est que Cicéron, qui tient que l'on ne peut rien savoir, les a avancées de la même sorte que s'il en eût été assuré et que tout le monde l'eût été avec lui. Je remarque ensuite que lui, qui tâche pour l'ordinaire d'observer les vérités les plus claires, prend, pour une vérité claire, une proposition qui lui devait sembler fort obscure, et qui paraîtra absolument fausse à tout homme sage. « Qui est-ce, dit-il, qui ne sait pas? » C'est moi qui ne sais pas. Qu'il m'enseigne, s'il peut, quel est ce pouvoir de la Fortune, quel est ce vent qui seconde ou qui renverse nos desseins? C'est une chose honteuse à un homme d'esprit d'avancer ce qu'il ne saurait prouver en cas que quelqu'un le nie. Enfin, ce que j'apprends dans Cicéron, est qu'après avoir écrit en tant d'endroits qu'il faut suspendre son jugement, et que c'est une folie de le porter sur des choses dont on n'est pas parfaitement informé, il ajoute légèrement créance aux opinions du peuple, et reconnaît avec les ignorants une Fortune qui distribue le bien et le mal aux hommes. On a mis une corne d'abondance et un gouvernail proche de son image, pour marquer qu'elle répand les richesses et qu'elle dispose des affaires.
Cette opinion est favorisée par Virgile, quand il appelle la Fortune « toute puissante, » et par un célèbre historien, quand il écrit, « qu'elle exerce une domination absolue sur toutes choses. » Quel pouvoir reste-t-il donc aux autres dieux, et pourquoi ne règne-t-elle pas et ne reçoit-elle pas nos hommages toute seule? Si elle n'envoie que du mal, pourquoi la vénère-t-on comme une déesse? Pourquoi envie-t-elle la prospérité à ceux qui lui offrent des sacrifices? Pourquoi est-elle plus favorable aux médians qu'aux gens de bien? Pourquoi prend-elle plaisir à tendre des pièges, à tromper, à ruiner les hommes, et il les jeter dans des tristesses mortelles? Qui lui a donné l'ordre et le pouvoir de faire une guerre si cruelle aux hommes, et de disposer de toutes choses par son caprice et sans aucune justice? Les philosophes devaient chercher l'éclaircissement de ces questions, plutôt que d'accuser légèrement la Fortune, tout innocente qu'elle est; car, quand il y aurait en effet une Fortune, ils ne sauraient rendre aucune raison de la haine si implacable qu'ils lui attribuent contre les hommes. Ainsi les plaintes continuelles qu'ils font de son injustice, elles vains éloges dont ils relèvent leur propre vertu, ne sont que d'extravagantes rêveries, qui font voir la faiblesse et la légèreté de leur esprit. Qu'ils n'aient donc point de jalousie de ce que Dieu a eu la bonté de nous révéler la vérité. Comme nous savons qu'il n'y a point de Fortune, nous savons aussi qu'il y a un méchant esprit qui est l'ennemi déclaré de la justice, qui persécute les gens de bien, qui s'oppose à tous les desseins de Dieu par le motif d'une jalousie dont j'ai rapporté le sujet dans le second livre de cet ouvrage. Il dresse des pièges à tous les hommes; il embarrasse aisément dans les filets de l'erreur ceux qui ne connaissent point Dieu ; il les enveloppe de ténèbres; il les accable du poids de leur propre extravagance, afin qu'ils ne parviennent jamais a la connaissance qui renferme la sagesse et la vie éternelle; il use de ruse et d'adresse pour surprendre ceux qui connaissent Dieu, et pour les porter au péché par le plaisir; et quand ce moyen ne réussit pas, il a recours à la violence. Dieu a différé à dessein le châtiment que mérite son péché, afin qu'il exerce notre vertu, qui ne saurait devenir parfaite que par l'épreuve; car la vertu est la patience qui a supporté le mal sans être vaincue. Ainsi nous n'aurions point de vertu si nous n'avions point d'ennemi. Comme les philosophes ont senti la violence de cette puissance contraire et qu'ils en ont ignoré le nom, ils ont inventé celui de Fortune, ce qui est fort extravagant, comme Juvénal a eu dessein de le marquer par ces paroles :
Il n'y a point de divinité sans la prudence ; mais à l'égard de la Fortune, nous la reconnaissons pour une déesse, et comme telle nous la plaçons dans le ciel.
Ce sont donc, comme Cicéron l'avoue, la folie, l'erreur, l'ignorance et l'aveuglement qui ont inventé les noms de Nature et de Fortune : les philosophes n'avaient garde de connaître la vertu, puisqu'ils ne connaissaient pas l'ennemi contre lequel ils la devaient faire paraître. Si cette vertu est jointe à la sagesse, ou si c'est la sagesse même, comme ils le prétendent, ils ne savent en quoi elle consiste. Quiconque ne connaît pas son ennemi, ne saurait se préparer comme il faut à le combattre; il ne choisira pas des armes propres à remporter la victoire. Au lieu de poursuivre son ennemi, il ne poursuivra que son ombre. Il sera infailliblement vaincu, parce qu'il ne prévoit pas le coup qui le menace et qui le percera de part en part.
