X.
Le souverain bien de l'homme consiste dans la religion, et les autres biens qui lui semblent propres lui sont communs avec les animaux. N'ont-ils pas des voix et des sons par lesquels ils semblent parler et s'entretenir ensemble? Ne semble-t-il pas qu'ils rient quand ils caressent ou les hommes ou leurs petits, avec divers mouvements des oreilles, du nez, et des yeux ? N'ont-ils pas de l'amour les uns pour les autres, et ne font-ils pas beaucoup de choses par le mouvement de cet amour ? N'ont-ils pas le soin de faire des provisions et de serrer de quoi vivre à l'avenir ? On voit en plusieurs des signes de raison, comme quand ils poursuivent ce qui leur est propre ; qu'ils s'éloignent de ce qui leur est contraire ; qu'ils évitent les dangers, et qu'ils se font des tanières à différentes issues. Peut-on nier qu'ils n'aient quelque sorte de raison, puisqu'ils trompent souvent les hommes? Les abeilles font comme une petite république dans leurs ruches; elles y bâtissent des cellules avec un art merveilleux ; elles s'y fortifient ; elles y obéissent à leur roi ; et l'on peut même douter si elles n'ont pas une prudence achevée. Il est donc probable que la plupart des biens que l'on attribue à l'homme appartiennent aussi aux autres animaux. Mais il est certain qu'ils n'ont point de religion. Pour moi, je me persuade que la raison a été donnée à tous les animaux; mais qu'au lieu qu'elle n'a été donnée aux autres que pour défendre leur vie, elle a été donnée aux hommes pour la communiquer. Comme cette raison est parfaite et consommée dans l'homme, on l'appelle sagesse, et c'est par elle qu'il connaît Dieu. Le sentiment de Cicéron sur ce sujet est très véritable. « Il n'y a, dit-il, que l'homme qui, parmi un grand nombre d'animaux de différentes espèces, ait quelque connaissance de la divinité. Mais parmi les hommes il n'y a point de nation si barbare, ni si farouche, qui ne sache pas qu'il est celui qu'il faut adorer. » Il suit de là que quiconque se souvient de son origine, reconnaît qu'il y a un Dieu. Les philosophes, qui ont voulu délivrer les esprits de toute sorte de crainte, ont ôté toute sorte de religion. Il est certain qu'ils ne pourraient rien faire de plus contraire à l'humanité, ni à la raison ; car comme Dieu a assujetti les animaux à l'homme, il a assujetti l'homme à lui-même. D'où vient que ces philosophes disent que nous devons élever notre esprit au lieu même où nous levons les yeux, si ce n'est pour nous avertir de nous acquitter des devoirs de la religion? S'il n'y a point de religion, quel rapport avons-nous avec le ciel? Il faut nous élever vers le ciel ou nous abaisser vers la terre. Nous ne saurions nous abaisser vers la terre quand nous le voudrions, parce que notre taille est naturellement droite et élevée. Il faut donc regarder le ciel. Mais on ne le peut regarder qu'à dessein ou de s'acquitter des devoirs de la religion, ou d'apprendre le mouvement et le cours des astres. J'ai déjà fait voir que nous ne saurions découvrir, par nos pensées et par nos raisonnements, quel est ce mouvement et ce cours. Ce n'est donc que pour s'acquitter des devoirs de la religion qu'il faut regarder le ciel ; et si on ne le regarde, on rampe sur la terre comme des bêtes, et on renonce à la dignité de la nature humaine. Le peuple avec toute son ignorance est plus sage que les philosophes, parce que bien qu'il se trompe dans le choix de la religion, il n'oublie pas entièrement l'excellence de sa nature et de sa condition.
