XIV.
Lucrèce a mieux fait quand il a loué celui par qui la sagesse avait été inventée, bien qu'il se soit trompé en croyant qu'elle a été inventée par un homme. Est-ce qu'un homme, que ce poète loue comme un dieu, a trouvé la sagesse de la même sorte que des flûtes à une fontaine, selon le proverbe qui est dans la bouche des poètes.
« Celui, dit Lucrèce, qui a inventé la sagesse n'était pas un homme qui eût un corps grossier et matériel comme les nôtres. L'excellence du sujet désire que nous disions librement, mon cher Memmius, qu'il était un Dieu. »
Il ne faut pas même louer Dieu d'avoir inventé la sagesse, car ce serait lui ôter une partie de la louange qui lui est due. Il faut le louer d'avoir créé l'homme capable de recevoir la sagesse. Lucrèce loue cependant l'inventeur de la sagesse comme un homme, et l'élève en même temps jusqu'au ciel, en disant que, bien qu'il soit homme, il mérite d'être mis au nombre des dieux. Il y a apparence qu'il avait dessein de louer ou Pythagore, qui avait pris le premier le nom de philosophe, ou Thalès de Milet, qui avait recherché le premier les secrets de la nature. Mais en voulant relever la gloire de l'homme, il rabaisse le mérite de la sagesse, étant certain que son origine est moins illustre si elle n'a été inventée que par un homme. On peut néanmoins pardonner cette faute à Lucrèce comme à un poète ; on ne la peut excuser dans Cicéron, le premier orateur de son siècle et le plus excellent philosophe de la république romaine ; car pour ne point parler des Grecs, qu'il accuse souvent de légèreté et qu'il suit cependant comme ses maîtres, ne loue-t-il pas avec des expressions aussi figurées que celles de la poésie la sagesse qu’il appelle un don et un présent des dieux ? Non content de cela, il fait de grandes plaintes de ce qu'il s'est trouvé des personnes qui l'ont blâmée. « Y a-t-il quelqu'un, dit-il, qui ose tomber dans une méconnaissance si pleine d'impiété, et commettre un parricide si détestable, que de blâmer la mère de la vie civile? » Nous sommes ces parricides qui nions que la philosophie est la mère de la vie, et qui méritons, à votre jugement, d'être enfermés dans un sac. Et vous ne l'êtes point, vous qui commettez la plus odieuse de toutes les ingratitudes et la plus exécrable de toutes les impiétés, non contre le dieu dont vous adorez l'image dans le Capitole, mais contre celui qui a fait le monde, qui a créé l'homme, et qui, parmi un grand nombre d'autres faveurs, lui a donné la sagesse. Vous appelez la philosophie la maîtresse de la vertu et la mère de la vie ; cependant personne n'entre dans son école qu'il n'en sorte plus rempli d'incertitude et de doute qu'il n'était auparavant. De quelle vertu la philosophie est-elle la maîtresse? de quelle vie est-elle la mère? Les philosophes disputent encore pour savoir en quoi consiste la vertu. Ils vieillissent et meurent tous les jours sans avoir pu convenir de la manière dont il faut vivre. Quelle vérité pouvez-vous montrer que la philosophie ait découverte, vous qui témoignez en plusieurs endroits de vos ouvrages que, parmi une si prodigieuse multitude de personnes qui ont fait profession de l'étude de la sagesse, il ne s'en est jamais trouvé aucune qui l'ait possédée? Qu'avez-vous appris vous-même de cette maîtresse de la vie? Avez-vous appris d'elle à faire de sanglantes invectives contre un consul qui avait acquis une grande autorité, et à l'irriter si fort par vos outrageuses exclamations, qu'il a été comme contraint de prendre les armes contre sa patrie?
Mais supposons que cette conduite puisse être excusée par l'état où se trouvaient alors les affaires de la république, vous vous êtes adonné à l'étude de la philosophie, et vous vous y êtes attaché avec une plus grande application que nul autre. Vous vous vantez de savoir les opinions de toutes les sectes, et vous avez écrit en latin à l'imitation de Platon. Déclarez-nous donc ce que vous en avez appris, et nous dites en quelle secte vous avez trouvé la vérité? Est-ce dans celle des académiciens, que vous avez préférée aux autres et que vous avez suivie comme la meilleure? Elle n'enseigne rien, si ce n'est que l'on ne peut rien savoir. Il est aisé de vous convaincre par vos propres écrits que la philosophie ne nous peut rien enseigner qui contribue à la conduite de la vie civile. Voici vos paroles: « non seulement nous n'avons point d'yeux pour voir la sagesse, mais nous n'en avons que de faibles pour voir les objets les plus visibles. » Si la philosophie est la maîtresse de la vie et qu'elle vous éclaire dans votre conduite, d'où vient que vous êtes aveugle? Vous déclarez franchement quelles vérités vous croyez que l'on puisse apprendre de la philosophie, lorsque entre les règles que vous donnez à votre fils, vous lui dites qu'il faut savoir les préceptes de la philosophie, mais que dans la pratique il faut suivre les lois civiles. Peut-on jamais avancer une contradiction plus manifeste? S'il est nécessaire de savoir les préceptes de la philosophie, c'est sans doute pour vivre selon les lois civiles; la philosophie n'enseigne pas la sagesse, puisqu'il faut préférer l'autorité des législateurs ou les coutumes reçues parmi les peuples, aux avis des philosophes. Si la philosophie et la sagesse ne sont qu'une même chose, c'est vivre en homme qui n'a point de sagesse que de ne pas vivre selon la philosophie. Si ce n'est pas vivre en insensé que de vivre selon les lois civiles, c'est vivre en insensé que de vivre selon la philosophie ; ainsi voilà la philosophie condamnée de folie par vous-même. Dans le livre de la Consolation, qui est un livre fort sérieux, vous avez parlé de la philosophie en ces termes : « Nous sommes dans l'erreur et dans une misérable ignorance de la vérité ! » Où sont donc les préceptes de la philosophie ? Où est ce que vous a enseigné cette mère et cette maîtresse de la vie ? Que si cet aveu si sincère de votre ignorance et de vos erreurs vous est échappé de la bouche, que ne reconnaissez-vous aussi que la philosophie, que vous avez élevée par des louanges si extraordinaires, ne peut enseigner la pratique de la vertu ?
