VI.
La sagesse ne se trouve-t-elle donc nulle part? Elle se trouve parmi les philosophes, mais aucun ne la reconnaît. Les uns croient que l'on peut tout savoir, et ceux-là n'ont pas la sagesse; les autres croient que l'on ne peut rien savoir, et ceux-là ne l'ont pas non plus. Les premiers donnent plus à l'homme que ce qui lui appartient ; les derniers lui donnent moins. Les uns et les autres se portent à des extrémités ridicules. En quoi consiste donc la sagesse ? Elle consiste à croire que l'homme ne sait pas tout, parce que cela n'appartient qu'à Dieu, ni qu'il n'ignore pas tout, parce que cela n'est propre qu'aux bêtes. Il y a comme un milieu entre ces deux extrémités, qui est de savoir et d'ignorer quelque chose, et c'est le partage de l'homme. Il a une science mêlée d'ignorance. La science vient de son esprit qui a été tiré du ciel, l'ignorance, de son corps qui a été fait de terre. Une de ces parties qui le composent lui est commune avec Dieu, et l'autre avec les bêtes. L'une a la lumière en partage, et l'autre n'a que les ténèbres. Nous avons une partie de science et une partie d'ignorance. C'est là comme le pont où il faut passer pour éviter les précipices. Ceux qui ont pris un autre chemin sont tombés de côté ou d'autre. Je dirai ici ce qui a donné lieu à la chute de l'un ou de l'autre des partis. Quand les académiciens ont vu qu'il y avait des choses obscures dans la nature, ils en ont tiré cette conséquence contre les physiciens : qu'il n'y en a aucune qu'on puisse savoir. Les physiciens, ayant au contraire apporté un petit nombre de vérités claires et manifestes, en ont conclu qu'on n'ignore rien. Les premiers n'ont pas tenu compte de ce qui est clair, et les seconds n'ont pas tenu compte de ce qui est obscur. Ils se sont tous efforcés les uns de chasser la science et les autres de la retenir, et n'ont vu ni les uns ni les autres le chemin par où ils eussent pu arrivera la sagesse. Arcésilas, le défenseur de l'ignorance, qui parlait fort désavantageusement de Zénon, chef des stoïciens, entreprit, par l'avis de Socrate, de soutenir que l'on ne pourrait rien savoir ; ce qui tendait sans doute à la ruine de toute la philosophie. Il réfuta l'opinion dont les philosophes se flattaient d'avoir découvert la vérité par la subtilité de leur esprit. Comme il y avait quelque temps que cette sagesse était née et qu'elle avait déjà fait de notables progrès, elle ne pouvait pas être éloignée de sa décadence et de sa fin. L'Académie survint tout à propos comme pour avoir soin de ses funérailles. Arcésilas reconnut fort bien qu'il y a de la témérité ou plutôt de l'extravagance à prétendre arriver par de simples conjectures à la connaissance de la vérité. Cependant on ne saurait réfuter la fausseté sans avoir quelque idée de la vérité. Arcésilas l'ayant néanmoins entrepris, a introduit une sorte de philosophie où il n'y a rien de stable ni d'assuré. Car c'est savoir quelque chose que de savoir qu'on ne peut rien savoir. Si l'on ne savait rien du tout, on ne saurait pas que l'on ne peut rien savoir. Quiconque prononce comme un axiome que l'on ne sait rien, prononce que l'on sait quelque chose. Ce que je dis est semblable à ce que l'on propose d'ordinaire dans les écoles, comme un exemple de proposition douteuse et ambiguë: que quelqu'un a songé qu'il ne faut pas ajouter foi aux songes. Car s'il ajoute foi à ce songe-là, il s'ensuit qu'il n'y en faut point ajouter; et s'il n'y en ajoute point, il s'ensuit qu'il en faut ajouter. Ainsi s'il est vrai qu'on ne puisse rien savoir, il s'ensuit qu'on sait qu'on ne peut rien savoir, et si l'on sait qu'on ne peut rien savoir, il est faux qu'on ne puisse rien savoir. Voilà comment on avance une doctrine contraire à elle-même et qui se détruit. Mais cet homme fin et adroit a lâché de ravir la science aux autres philosophes, à dessein de la tenir comme cachée chez lui. Car il est clair qu'en l’ôtant aux autres, il ne se l'ôte pas à lui-même. Mais il ne réussit pas mieux dans ce dessein, parce qu'il est aisé de découvrir son artifice et son vol. Il aurait agi beaucoup plus judicieusement s'il s'était contenté de dire : que l'on ne saurait savoir les causes de ce qui arrive dans la nature et dans le ciel, qu'on ne les peut apprendre, parce qu'il n'y a personne qui les puisse enseigner, et qu'on ne les doit pas chercher, parce qu'il est impossible de les trouver. En usant de cette réserve, il aurait donné un sage conseil aux physiciens de ne se point tourmenter inutilement dans la recherche de ce qui est au-dessus de leur esprit ; il aurait évité le blâme où il est tombé d'avoir voulu discréditer toutes les sectes, et nous aurait laissé des règles que nous aurions pu suivre en sûreté. Mais en nous détournant de suivre les autres, et de désirer savoir ce qui peut être su, il nous a détourné de le suivre lui-même. Car qui voudrait se donner de la peine pour ne rien apprendre, ou qui voudrait faire profession d'une doctrine qui l'obligerait de renoncer aux lumières les plus communes? Si c'est une doctrine, en l’étudiant on doit apprendre quelque chose ; car qui aurait assez peu d'esprit pour s'adonner à une étude où il n'y aurait rien à apprendre et où il faudrait oublier ce que l'on aurait appris auparavant? La conclusion de ce discours est : que, soit que l'on ne puisse pas tout savoir comme les physiciens l'ont reconnu, soit que l'on ne puisse rien savoir comme l'ont prétendu les académiciens, il n'y a plus de philosophie.
