109.
Jul. Voici en effet que, comme nous l'avons fait déjà dans notre premier livre, nous te pressons vivement, ou plutôt nous te contraignons ici encore de prouver que tu n'as point nié l'existence du libre arbitre. Tu déclares hautement aux catholiques, je le sais et je désire que mes lecteurs ne l'oublient point, tu déclares que tu reconnais l'existence du libre arbitre et la création par Dieu des petits enfants : deux choses qui n'ont jamais été niées, si ce n'est par les Manichéens; mais puisque, malgré cette profession de foi, qui nous est commune à tous deux, la liberté de détermination ne subsiste en réalité ni dans ta pensée, ni dans ton enseignement, il s'ensuit manifestement que ta croyance intime et la doctrine que tu enseignes n'ont rien de commun avec la foi catholique. Je te demanderai donc quelle est la puissance, ou bien quelle doit être la définition du libre arbitre. Assurément il n'a pas le pouvoir de rien changer dans la condition naturelle de l'homme. Car personne n'a jamais pu opérer un changement dans l'office de ses sens, ni percevoir, par exemple, les sons par le sens de l'odorat, ou les odeurs par le sens de l'ouïe; personne n'a jamais pu changer son sexe; personne n'a jamais pu prendre la forme d'un animal sans raison, ni changer par la force de son libre arbitre les poils de son corps en une toison naturelle; personne enfla ne s'est jamais donné à soi-même un corps doué des qualités qu'il lui a plu, ou un corps de la grandeur qu'il a désirée. Ces exemples suffisent pour montrer qu'il en est de même de tout ce qui appartient à la nature de l'homme. Après avoir donc parlé de cette nature, voyons quelle est la puissance du. libre arbitre par rapport aux autres créatures. Quel homme a jamais pu disposer à son gré de la fertilité des champs, du succès des entreprises maritimes , de la gloire et des richesses, de la jouissance continue de cette même gloire, en sorte que cet homme ait eu le droit de dire : J'ai été créé par Dieu pour me procurer à moi-même, et par les seules forces de ma volonté libre, ces choses ou d'autres choses semblables? Ainsi, la nature de l'homme est soumise à des lois immuables; les choses étrangères à cette nature sont assujetties constamment aux vicissitudes les plus fortuites et les plus imprévues. En quoi donc consiste ce libre arbitre qui rend les hommes supérieurs aux animaux sans raison, qui nous rend les images vivantes de Dieu même, et qui seul nous révèle l'équité de la sentence que celui-ci prononce en notre, faveur ou contre nous? En quoi consiste, dis-je, ce libre arbitre, dont l'existence est niée par les Manichéens aussi incontestablement qu'elle est affirmée par les catholiques, comme tu le reconnais toi-même? Il consiste, sans aucun doute, dans le pouvoir donné à l'homme de consentir au péché volontairement et sans y âtre contraint d'une manière inévitable par aucune inclination naturelle, ou de refuser son consentement à ce même péché.
Aug. Refuser de consentir au péché et ne point succombera la tentation, c'est absolu. ment et identiquement la même chose. Mais si cette chose dépendait précisément de notre volonté personnelle, on ne nous avertirait point de la demander au Seigneur dans nos prières. Ces paroles donc : « Détournez-vous du mal[^1] », signifient manifestement que celui à qui elles sont adressées, doit détourner sa volonté du péché. Et cependant, quoique l'Apôtre ait pu dire d'une manière parfaitement exacte . Nous vous défendons de commettre aucun mal, il a dit : « Nous demandons à Dieu que vous ne commettiez aucun mal ». Voilà pourquoi j'ai dit (sans m'exprimer cependant comme tu prétends que je l'ai fait) : Personne ne peut accomplir le bien par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu. L'Apôtre demandait précisément ce secours pour les fidèles; il ne prétendait point ravir à la nature humaine son libre arbitre. O hommes orgueilleux et superbes ! cessez de mettre votre confiance dans .vos propres forces; soumettez-vous à Dieu; demandez-lui de ne point consentir au péché et de ne point succomber à la tentation. Ne pensez point que vous ne succombez pas à la tentation dès lors que, par un acte de volonté énergique, vous résistez à la concupiscence de la chair, et que vous refusez de commettre quelque oeuvre mauvaise. Vous ne connaissez pas les ruses du tentateur; quand vous attribuez ces résistances à votre volonté indépendamment du secours de Dieu, vous succombez à une tentation plus grande. Je serais très-heureux d'apprendre de ta bouche en quel sens les biens ou les maux, qui sont, suivant l'expression consacrée, extérieurs par rapport à l'homme, tels que la richesse ou la pauvreté, et le reste, « se trouvent assujettis aux vicissitudes les plus fortuites et les plus imprévues ». Car la foi catholique soustrait complètement ces sortes de choses à la puissance de l'homme et les déclare dépendantes de la seule puissance divine. Je fais cette observation, parce que je crains pour vous que vous n'ayez peut-être ajouté à vos autres erreurs celle de croire qu'on ne doit point attribuer à la providence divine les accidents heureux ou malheureux qui arrivent aux hommes, soit dans leurs corps, soit en dehors d'eux, mêmes ; et que par là même, considérant comme une suite de ces vicissitudes tout à fait fortuites et imprévues les maux que, souffrent les enfants , vous ne prétendiez soustraire ces maux au jugement de celui sans la volonté de qui un passereau ne tombe pas sur la terre, suivant l'expression du Seigneur[^2]. Vous voyez, en effet, que l'édifice de votre hérésie est renversé par ce déluge de maux auxquels l'enfance ne serait point assujettie, sous l'empire d'un Dieu juste, s'ils n'étaient en réalité le juste châtiment du premier péché qui a, par son énormité, flétri et condamné la nature humaine.
Ps. XXXVI, 27.
Matt. X, 29.
