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Jul. Ainsi , Manès et toi , vous résolvez de la même manière la question relative à la condition de la nature; votre désaccord naît seulement lorsqu'il s'agit de savoir quel est l'auteur de cette nature. Tu attribues au Dieu que tu reconnais être le créateur des enfants, le mal attribué par Manès au prince des ténèbres, que cet hérésiarque croyait être l'auteur de la nature humaine. Pour vous mettre complètement d'accord , vous n'aviez plus à surmonter aucun obstacle considérable. Toutefois , je montrerai bientôt que , si vos doctrines sont également dénuées de tout reflet de vérité , la logique est moins absente de celle de Manès que de la tienne. Or, nous-mêmes, qu'enseignons-nous? Une doctrine que sans aucun doute vous repoussez l'un et l'autre : nous enseignons que la nature n'a pas été créée mauvaise par le Dieu bon, et qu'il n'y a pas eu une autre nature formée ou façonnée par le prince des ténèbres; mais que Dieu, auteur unique de toutes choses, après avoir primitivement créé la nature humaine bonne, la crée encore telle aujourd'hui dans la personne de chaque enfant à qui il donne l'existence : nous confessons cependant que le secours de celui par qui elle a été créée, est non-seulement utile dans une multitude de circonstances, mais nécessaire même à cette nature. Quoique l'on ne puisse pas assimiler aux propriétés constitutives d'un être les dons surajoutés gratuitement à ces propriétés; et qu'il ne s'agisse pas ici d'établir une comparaison entre les unes et les autres. Ainsi, Manès et toi, vous affirmez également l'existence du mal naturel ; en d'autres termes, vous enseignez l'un et l'autre d'une manière également explicite, que la nature humaine est mauvaise ; mais cet hérésiarque montre ici plus de bonne foi, et toi plus de fourberie. En effet, Manès déclare que tous les hommes, sans exception sont flétris par ce mal originel que vous considérez tous deux comme ayant été communiqué à la nature humaine par le démon : toi, au contraire, afin de faire croire à une différence qui n'existe pas entre ta doctrine et celle de Manès, tu t'efforces de soustraire deux créatures humaines seulement à cette flétrissure; toutefois tu ne déclares pas ces deux créatures exemptes de péché, mais (grâce à la pénétration plus profonde de ton esprit) tu enseignes que, dans ce premier homme et cette première femme , le péché n'était pas naturel, quoique tu prétendes en même temps que le péché est devenu naturel par suite d'un fait dont ils furent les auteurs volontaires. Ainsi, afin que du moins cette fourberie ne restât pas impunie, l'habileté avec laquelle tu avais déguisé la doctrine de ton maître a trouvé son châtiment dans la sottise de cette maxime que tu as été amené à professer. Car, considérer comme naturel un péché que l'on reconnaît avoir été commis par un acte de la volonté, c'est faire preuve, non pas d'ignorance, mais de folie. Toutefois, nous reviendrons plus tard sur ce sujet ; pour le moment poursuivons la discussion de la question qui nous occupe. Manès donc affirme l'existence du mal naturel , et tu admets cette maxime : il enseigne que l'homme est coupable de péché en naissant, et tu crois à la vérité de ces paroles : il enseigne que la nature humaine est mauvaise, et ton témoignage à cet égard vient s'ajouter au sien : il enseigne que cette nature est mauvaise dans tous les hommes absolument, et ici tu contredis son enseignement; tu demandes qu'on fasse une exception en faveur de ce premier couple humain, quoique, bien loin de les déclarer exempts de toute faute , tu affirmes au contraire qu'ils sont les auteurs véritables du mal naturel. Quand même il nous serait possible, à nous, de te faire cette concession, ton maître serait inexorable; peut-être même s'armerait-il d'une férule pour corriger la stupide indocilité de ton esprit ; et finalement tu te verrais obligé ou de te rendre à l'autorité de sa parole, ou d'abandonner complètement son école, Comme conclusion générale des maximes que nous venons de rapporter, Manès ajoute que l'auteur d'une nature mauvaise ne saurait être bon ; et que par là même l'homme reconnu mauvais par lui et par toi, est l'oeuvre du prince des ténèbres, c'est-à-dire du démon.
Aug. La foi catholique enseigne, et contre vous et contre Manès, que la nature humaine créée bonne par un Dieu bon, a été flétrie par un péché énorme de désobéissance; que, par suite de ce péché, la postérité même du premier homme et de la première femme est justement condamnée à souffrir et à mourir; mais que cependant cette postérité est bonne en tant qu'elle est l'oeuvre du Dieu bon. Vous qui niez ces principes, considérez un instant, je-vous prie, quelle devait être la condition de l'humanité dans le paradis. Nous supposerons, si vous le voulez, que, dans cet heureux séjour, des hommes et des femmes chastes devaient lutter contre les passions déréglées ale la chair; que la formation des enfants dans le sein de leurs mères devait assujettir celles-ci à des nausées, à des ennuis, à des langueurs accablantes; que les mères devaient, ou bien enfanter avant le temps, ou bien enfanter dans les cris et les gémissements; que tous les enfants devaient pleurer, que leur premier sourire devait être tardif, et leur première parole, ou plutôt leur premier balbutiement, plus tardif encore; qu'ils devaient ensuite être conduits à l'école pour y apprendre les lettres ; que les fouets de cuir, les férules et les verges devaient leur faire verser beaucoup de larmes, et qu'ils devaient subir des châtiments plus ou moins sévères, suivant la légèreté plus ou moins grande de leur esprit; que, de plus, ils devaient être assujettis à des maladies sans nombre; que ceux-ci devaient être agités par les démons, ceux-là être meurtris par la dent des bêtes féroces, et souffrir ensuite horriblement ou mourir; que ceux mêmes qui jouissent d'une santé constante, ne devaient pas moins être pour leurs parents un objet d'alarmes continuelles et de soucis pénibles, l'avenir et les accidents qu'il nous réserve étant toujours incertains; nous supposerons enfin que, dans ce séjour, des veuves et des orphelins devaient arroser la terre de leurs larmes, et que la perte d'êtres chéris devait faire naître dans le coeur des survivants des regrets amers comme la mort même. Il serait trop long d'énumérer ici tous les maux dont la vie humaine est aujourd'hui remplie : et cependant ces maux ne sont point des péchés. Si donc vous prétendez qu'ils devaient exister dans le paradis, lors même que les hommes n'auraient mérité d'y être assujettis par aucun péché précédent; cherchez, pour prêcher cette doctrine, non pas un auditoire de fidèles assurément, mais un auditoire de rieurs de profession. Certes, si l'on voyait représenté sur la toile un paradis de ce genre, personne ne dirait que c'est là le tableau du paradis, quand même on y lirait cette inscription ; on ne dirait pas non plus que le peintre s'est trompé, ruais son oeuvre serait considérée par tout le monde comme une plaisanterie. Personne cependant, parmi ceux qui vous connaissent, ne s'étonnerait de voir votre nom ajouté à cette inscription, et de lire : Paradis des Pélagiens. lais si vous rougissez de ces conséquences de votre doctrine (et pour que vous pussiez ne pas en rougir, il faudrait que le sentiment de la pudeur fût complètement éteint en vous), réformiez enfin, je vous prie, votre doctrine perverse, et croyez que la nature humaine a été flétrie et assujettie à tous ces maux par ce péché énorme; croyez que ces maux n'ont pu en aucune manière exister dans le paradis, et que telle fut la cause pour laquelle Dieu fit sortir de cet heureux séjour ceux dont la postérité même devait mériter de partager le sort malheureux, parce que la souillure du péché et la nécessité de subir le châtiment de ce péché seraient transmises à tous les hommes au moment où ils recevraient l'existence. Cette doctrine catholique défend la justice divine, car dans cette hypothèse on ne peut plus dire que Dieu a voulu faire de la vie des hommes un châtiment continuel, sans que ceux-ci aient mérité en aucune manière un pareil châtiment; elle confond en même temps et vous et les Manichéens : vous qui supposez l'homme assujetti dans le paradis à tant de maux et à de si croyables douleurs ; les Manichéens qui affirment que cette condition déplorable est la condition de la nature de leur Dieu, (c'est-à-dire, et sans qu'on puisse interpréter autrement ces paroles, la condition de leur Dieu lui-même). J'aurais donc tort de me laisser émouvoir, quand tu déclares que je rencontrerai dans la personne de Manès, non-seulement un contradicteur, mais un maître armé d'une férule, pour corriger la stupide indocilité de mon esprit : toi-même, je te prie, ouvre ton âme aux émotions de la crainte en songeant que, d'après les principes odieux et tout à fait abominables de votre erreur monstrueuse, tu aurais été instruit par des maîtres armés de férules, alors même que tu serais né dans le séjour du paradis. Si, comme c'est votre devoir, vous pressentez l'horreur que nous éprouvons nous-mêmes pour cette doctrine d'une absurdité révoltante; pourquoi, dites-moi, les enfants sont-ils livrés à ces tortures sans nombre (lesquelles assurément ne,sauraient être imputées à cette nature mauvaise qui n'existe que dans les rêveries insensées des Manichéens) ? pourquoi, sinon parce que la nature humaine a été dégradée, flétrie et vouée aux plus justes châtiments par suite de ce Méché dont il nous est impossible même de comprendre l'énormité ; et qu'ainsi, non-seulement notre chair corruptible se trouve assujettie dès le jour de sa naissance à ces accidents si nombreux et si douloureux, mais il faut que la férule et d'autres instruments de correction viennent ensuite stimuler la paresse et la pesanteur native de notre esprit; il faut enfin que notre vie soit jusqu'au dernier moment une suite non interrompue de jours mauvais, et que les saints eux-mêmes dont la divine miséricorde a déjà révoqué l'arrêt de mort éternelle, et qui ont reçu le gage d'une vie éternellement bienheureuse; il faut, dis-je, que les saints s'exercent encore à faire un bon usage des souffrances de la vie présente, avec l'espoir d'obtenir un jour la récompense promise à leur patience, mais sans pouvoir mériter d'être délivrés de ces souffrances, alors même que la rémission de leurs péchés leur a été accordée?
