1.
Jul. Le lecteur se demandera peut-être avec un étonnement mêlé d'inquiétude pourquoi, le présent opuscule étant, suivant l'usage, divisé en un certain nombre de livres, je traite dans un de ces livres des questions qui logiquement appartiennent à un autre : pourquoi, par exemple, ai-je démontré dans le troisième volume que ces paroles de l'Apôtre : La nation juive descend d'Abraham seul[^1], ne sauraient en aucune manière rendre suspecte l'interprétation que nous avons donnée à ces autres paroles du même Apôtre : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme[^2]», (ce mot seul détruisant, suivant nous, la doctrine du mal originel)? Il semblera sans doute au lecteur que cette discussion aurait dû être placée dans le second volume : c'est pourquoi je veux donner ici une explication à ce sujet. Que le lecteur sache donc bien que cette manière de répondre, qui consiste à suppléer dans un livre suivant ce qui paraissait avoir été omis, ne diminue en rien la force de l'argumentation; et bien qu'elle doive être considérée comme un désordre et comme un effet de la précipitation de l'écrivain, elle est en réalité fondée sur la nature même des choses et conforme aux lumières de la raison et de la sagesse. Nous pourrions citer une multitude d'esprits éminents dont l'exemple autorise ce genre de dialectique; mais à quoi bon invoquer pompeusement le témoignage des grands hommes de l'antiquité pour justifier une chose aussi simple? Ne serait-ce pas manifestement faire un acte d'ostentation tout à fait inepte, et rendre suspecte par cette défense même une méthode dont la légitimité est au-dessus de toute contestation ? Mon livre deuxième devait avoir pour objet l'interprétation des paroles de l'Apôtre ; mais dans la crainte qu'il ne fût d'une longueur démesurée, je laissai de côté plusieurs questions secondaires et je me bornai à la discussion des choses absolument indispensables. Toutefois, après avoir terminé cette dissertation sérieuse, j'ai cru devoir aller au-devant de certaines difficultés véritablement puériles, par égard pour les esprits faibles qui peuvent se laisser émouvoir parles objections les plus frivoles : c'est pourquoi j'ai démontré dans le troisième livre en quel sens il est dit qu'une multitude d'hommes sont nés d'un seul. Il est très-convenable du reste qu'un volume subséquent complète celui qui le précède, afin que l'unité de l'ouvrage tout entier soit rendue plus sensible et que le lecteur se trouve ainsi encouragé à en poursuivre la lecture jusqu'à la fin; car, s'il remarque que telle ou telle question n'a pas été traitée dans les premiers livres, il comprend aussitôt qu'elle n'a pas été omise pour cela. Et maintenant que nous avons fait voir la légitimité et les avantages de la méthode suivie par nous, attaquons ouvertement la doctrine des Manichéens par rapport aux couvres et aux lois de Dieu; montrons que les premières ne sont flétries par aucun mal naturel et qu'il n'y a dans les secondes aucune prescription barbare ou injuste; que celles-ci au contraire sont conformes aux principes de la plus rigoureuse et de la plus parfaite équité, et que le démon n'ayant aucune part dans la procréation des enfants, il ne saurait les rendre participants de sa propre perversité; montrons enfin que ces lois sont tout à fait dignes du Dieu qui gouverne le monde, et ces oeuvres, du Dieu par qui le monde a été créé.
Aug. Les Manichéens trouveraient dans les attaques que tu diriges contre eux un puissant secours pour échapper à nos propres efforts, si la foi catholique ne triomphait et de vous et des Manichéens. Pourquoi, en effet, ceux-ci ne peuvent-ils attribuer au mélange des deux natures inventé par eux, l'opposition qui règne entre les désirs de la chair et ceux de l'esprit, non plus que les maux qui affligent le genre humain et auxquels tous les mortels sont assujettis, sans excepter même les petits enfants qui pleurent et qui poussent des vagissements dans leur berceau? N'est-ce pas uniquement parce que le témoignage des divines Ecritures, aussi bien que les lumières de la raison, démontrent de la manière la plus évidente que tous ces maux sont la suite de la corruption de la nature par le péché; de cette nature, dis-je, que Dieu a créée bonne et à laquelle, malgré sa corruption ultérieure, il n'a pas retiré le pouvoir bon en lui-même d'engendrer et de procréer des générations nouvelles? Or, vous-mêmes, par le fait seul que vous niez que telle soit l'origine de ces maux, vous vous efforcez de briser l'arme avec laquelle on porte au manichéisme un coup fatal et décisif. Mais cette arme est plus dure que l'acier et plus infrangible que le diamant; soit qu'elle vous atteigne après avoir transpercé et mis à mort les Manichéens, soit qu'elle ne frappe les Manichéens qu'après vous avoir frappés vous-mêmes, il est certain que vous ne survivrez ni les uns, ni les autres, aux coups qu'elle vous aura portés.
Hébr. XI, 12.
Rom. V, 12.
