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Jul. Tu dois donc, pour être logique, déposer tout sentiment de pudeur, et, sans briser les liens d'amitié qui t'unissent à ton maître, en former de nouveaux avec les philosophes cyniques : comme Cicéron le rapporte dans son ouvrage intitulé « des Devoirs », les maximes de certains stoïciens ne laissent pas d'avoir une analogie frappante avec les maximes des cyniques. « Ces stoïciens désapprouvent la manière générale dont les hommes entendent l'honnêteté;. ils réprouvent l'usage où nous sommes de désigner par des expressions infamantes des choses qui n'ont rien de honteux en elles-mêmes, tandis que nous désignons par leur nom propre celles qui sont honteuses de leur nature. Se livrer à des actes de brigandage, abuser de la bonne foi des autres, commettre l'adultère, voilà des actions honteuses en elles-mêmes, et cependant on ne se fait aucun scrupule d'en parler avec une entière liberté : accomplir légitimement l'oeuvre de la procréation, est une chose honnête en soi et légitime, mais l'on craindrait, en la désignant par son nom propre, de blesser les convenances et la décence. Ils font encore plusieurs autres raisonnements dans le ,même sens, c'est-à-dire, également contraires à la. pudeur. Pour nous, obéissons à la voix de la nature, et fuyons tout ce qui est pour les yeux ou pour les oreilles un objet de répulsion et d'horreur[^4] ». Et toi aussi tu désapprouves cette notion naturelle et vraie de l'honnêteté : conséquemment, ou bien déclare que l'oeuvre de la procréation légitime, laquelle est du reste un devoir pour ceux qui veulent demeurer chastes, déclare que cette oeuvre est plus odieuse et plus abominable qu'un acte de brigandage, qu'un sacrilège, qu'un parricide, trois choses souverainement honteuses en elles-mêmes, ruais dont le nom n'a rien qui blesse la décence : ou bien, si tu n'oses infliger à l'acte conjugal une censure aussi horrible, si tu n'oses déclarer que cette action l'emporte sur toute autre avion criminelle; exhorte les époux à parler de l'union charnelle avec cette facilité, avec cette liberté de langage que nous nous permettons ordinairement lorsque nous parlons d'un parricide ou d'un acte de brigandage. Enfin, si, pour insulter, suivant ton habitude, aux oreilles chrétiennes, tu ajoutes que l'union des corps est exemple de toute faute, quand on l'accomplit en vue de procréer des enfants; si tu déclarés qu'elle peut même être considérée comme bonne à raison de cette circonstance ; il ne te reste plus qu'à applaudir à la conduite de Cratès. Cet homme , Thébain d'origine, appartenait à une famille également riche et illustre; mais il s'attacha à la secte des cyniques avec un zèle si ardent qu'il abandonna l'héritage paternel pour venir demeurer à Athènes avec sa lemme , Hyparchie, sectatrice non moins passionnée de ces philosophes. Un jour, suivant le rapport de Cornélius Népos,.il voulut accomplir l'acte conjugal publiquement; sa femme ayant cherché à étendre son manteau pour qu'il servit de voile, Cratès la frappa en lui disant : « Tu n'as donc pas encore mis à profit les leçons données à tes sens, puisque tu a n'oses accomplir en présence des autres un acte que tu sais être parfaitement légitime de ta part ». Une telle conduite est tout à fait digne d'un troupeau comme celui dont tu fais partie : puisque les organes naturels ont été créés par Dieu pour servir à la multiplication des corps, ne s'ensuit-il pas que l'oeuvre accomplie par eux est bonne, et que le prétexte de la pudeur ne doit jamais être invoqué pour restreindre leur liberté d'action? Payez donc les quadrupèdes d'un juste retour, et puisqu'ils vous ont appris à reconnaître, malgré les affirmations contraires de Manès, que le sens de votre chair n'est point l'oeuvre du démon, suivez leur exemple et attestez, vous aussi, par la liberté absolue de vos moeurs, que l'union des corps est une chose bonne en soi. Il convient en effet, qu'après avoir invoqué le témoignage des animaux pour la défense de votre cause, vous vous montriez dociles aux leçons de morale qu'ils vous donnent. Mais afin que le lecteur ne perde jamais de vue les arguments que nous venons d'établir, exposons-les de nouveau en quelques mots : tu as déclaré que la convoitise charnelle, si elle était l'œuvre de Dieu, ne devrait point être couverte du voile de la pudeur ; nous, au contraire, bien que nous ayons déjà suffisamment développé cette thèse dans les quatre livres de notre premier ouvrage, nous avons démontré ici de nouveau, à l'aide d'arguments tirés de l'exemple de tous les animaux, que tu reconnais présentement avoir été créés par Dieu, nous avons démontré, dis-je, que la convoitise charnelle est l'œuvre de Dieu : ce qui ne nous empêche pas de confesser que dans les hommes elle doit être couverte du voile de la pudeur. Si donc tu ne veux pas te mettre en contradiction avec toi-même, tu dois, après tant de siècles écoulés, faire revivre en ta personne et dans tout leur éclat, les moeurs des cyniques; tu dois accomplir sous les yeux du public toutes les oeuvres dont la nature nous a rendus capables, parce qu'il n'est aucun des organes de notre corps qui n'ait été créé par Dieu. Comprends-tu quelle était l'épaisseur du bandeau dont tes yeux étaient couverts, quand tu as attaqué avec tant de vivacité ces paroles de mon livre : « Le prophète, en voulant exposer les maximes de la foi par rapport aux oeuvres de Dieu, a failli blesser la pudeur? » Ton maître, dont j'ai exposé la doctrine mensongère au livre précédent, peut bien, sans se mettre en contradiction avec ses propres rêveries, critiquer et censurer ces paroles, puisqu'il nie opiniâtrement que tous les corps soient l'oeuvre de Dieu ; mais toi, tu n'as pu, sans faire un acte de la plus odieuse impudence, te permettre cette critique, puisque tu confesses (timidement, il est vrai,) que Dieu a créé les corps. Tu ajoutes cependant que le sens de l'a chair doit être considéré comme étant l'œuvre du prince des ténèbres ; mais cette assertion est sans valeur aucune devant le témoignage de la raison comme devant le témoignage de la foi : « Toutes choses ont été faites par Dieu», dit l'Evangile, « et rien n'a été fait sans lui[^1] ».
Aug. Pourrais-tu établir, sous le rapport de la concupiscence ou de la convoitise charnelle , une comparaison entre les bêtes et les hommes, si tu ne croyais que les auteurs du genre humain étaient revêtus d'une chair corruptible et, par suite, qu'ils devaient mourir, alors même qu'ils n'auraient point commis le péché? Cette maxime, une des premières de votre hérésie naissante, fut de la part de l'Eglise catholique l'objet d'une réprobation si universelle, que Pélage , votre chef, craignant pour lui-même une condamnation imminente, la désavoua et la condamna devant le tribunal de quatorze évêques d'Orient à qui il avait à rendre compte de sa foi. Or, sans aucun doute, tu es atteint toi-même par cette condamnation que l'Eglise catholique et Pélage ont prononcée, puisque tu enseignes que, par suite de la condition où Adam se trouvait placé en sortant des mains du Créateur, il devait mourir, soit qu'il commît, soit qu'il ne commît pas le péché : ton langage se trouve ici en contradiction avec celui de l'Apôtre : « Le corps», dit saint Paul, « est mort à cause du péché[^2] ». Si donc, avant qu'ils eussent commis le péché, le corps, de nos premiers parents n'était point assujetti à la mort, il ne devait pas non plus être assujetti à la corruption, de peur qu'il n'appesantît ces âmes bienheureuses ; car, suivant l'expression de l'Ecriture, « le corps assujetti à la corruption appesantit l'âme[^3] ». Et par là même, si la mort et la corruption ont pu n'être pas communes aux corps des bêtes et aux corps humains , malgré la communauté de leur origine terrestre , la convoitise dont les flammes s'allument pour l'accomplissement de l'œuvre de procréation , a pu également ne pas leur être commune; ou bien la convoitise charnelle n'existait pas alors dans l'homme, et la volonté de celui-ci présidait à l'accomplissement de l'oeuvre de la génération avec un pouvoir souverain et absolu, comme elle présidait à l'accomplissement de toute autre oeuvre corporelle; ou bien, la convoitise qui existait dans l'homme n'était point la même que celle qui existait dans les animaux; elle était au contraire parfaitement soumise aux ordres de la volonté, et jamais, pas même au moment où la volupté était le plus ardente, elle ne faisait descendre l'esprit de la région de ses sublimes pensées. Mais aujourd'hui que le péché a été commis et que la nature humaine a été par lui dégradée et flétrie, ce qui existait dans les animaux à titre de faculté naturelle, existe dans l'homme à titre de châtiment : et ce qui doit surtout nous faire rougir de cette convoitise par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit, c'est que, entre ces deux choses qui font également partie de notre nature, et dont l'une doit commander et l'autre obéir, elle a allumé une discorde non moins honteuse que déplorable. De quoi te sert-il donc d'avoir cherché un argument contre nous dans l'histoire- du cynisme, laquelle, du reste, n'a rien de commun avec l'objet de la présente discussion; quel service, dis je, cette histoire pouvait-elle rendre à ta cause, puisque les animaux eux-mêmes, auxquels tu avais si gracieusement comparé les hommes, n'avaient pu t'arrêter un seul instant sur la pente de l'erreur où tu glisses avec une rapidité toujours croissante?
Des Devoirs, liv. 1.
Jean, I, 3.
Rom. VIII, 10.
Sag. IX, 15.
