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Jul. Ce qui revient à dire que la nature du péché cesse d'être la nature du péché, et que celui-ci peut exister sans ce qui a été reconnu être la condition indispensable de son existence. C'est le suprême degré de l'absurdité, et Anaxagoras parlait un langage moins révoltant quand il soutenait que la neige est noire. Suivant toi, les fruits d'une chose peuvent être la négation même de cette chose; car il y a entre la volonté et la nécessité une opposition telle qu'elles s'excluent et se détruisent mutuellement, ainsi que nous l'avons démontré plus haut; et cependant tu prétends établir entre elles une alliance nouvelle et impossible, une sorte de parenté monstrueuse ; tu affirmes que la seconde est née de la première, que la nécessité est un des fruits de la volonté, de telle sorte que celle-ci s'est détruite en se multipliant, et qu'elle a changé de nature par le fait même qu'elle s'est exercée; en un mot, et pour exprimer ta pensée dans son horrible simplicité, la volonté a cessé d'exister aussitôt qu'elle a commencé d'exister. Pour parler ainsi, il ne suffit pas d'être stupide, il faut être dans un état de délire furieux. Donc, puisque ces deux choses, la nécessité et la volonté, ne peuvent exister simultanément; puisque, d'autre part, tu as reconnu avec nous , non-seulement que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté, mais aussi que les petits enfants sont incapables de faire aucun acte de volonté; tu es obligé de confesser, dussent tes dents s'entrechoquer alors par un mouvement convulsif, que ces enfants ne sont coupables d'aucun péché ; c'est la conséquence nécessaire de cette déclaration faite par toi, que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté.
Aug. Tu ne dirais point que la nécessité et la volonté ne sauraient exister simultanément, s'il t'était donné de savoir ce que tu dis. La mort est une nécessité, et cependant niera-t-on qu'elle puisse être aussi l'objet des désirs volontaires de l'homme? De là ces paroles de l'Apôtre : « Je désire de voir mon corps tomber en dissolution, et d'être réuni à Jésus-Christ[^1] ». Ainsi, quand celui pour qui la mort est une nécessité, a la volonté de mourir, la nécessité et la volonté existent simultanément; et toi-même, quand tu as nié la possibilité de cette existence simultanée, tu as fait un acte de volonté vaine et insensée, tu n'as point cédé à une nécessité inéluctable. Pareillement, il faut être tout à fait insensé pour nier que de la volonté peuvent naître des nécessités contraires souvent à la volonté elle-même. Ainsi un homme ayant la volonté de mourir, s'est frappé mortellement ; il faut qu'il meure, quand même il ne voudrait plus mourir. Celui-ci a commis volontairement un péché; malgré lui il. demeurera coupable de ce péché ; celui-là s'est rendu impudique volontairement; il demeurera souillé, malgré son désir de ne l'être pas; car le péché demeure malgré la volonté de celui sans la volonté de qui :il n'aurait pas été commis. Par là même, le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté, parce qu'il ne peut être commis sans un acte de la volonté ; et d'autre part, le péché peut exister sans un acte de la volonté, parce qu'après avoir été commis :volontairement, il subsiste indépendamment de tout acte de volonté ; et l'on se trouve .ainsi soumis à une nécessité contraire à la volonté, par suite d'un acte de volonté exempt de toute nécessité. Suivant vous, la nécessité à laquelle est assujetti celui qui dit : « Je ne fais pas ce que je veux », n'est pas autre chose que la nécessité ou le joug de l'habitude; et, pour ne pas détruire le libre arbitre, vous soutenez que celui qui parle ainsi, s'est créé volontairement à lui-même cette nécessité; et vous refusez de croire qu'un fait analogue s'est produit dans la nature humaine; en d'autres termes, vous refusez de croire que par suite d'un acte de la volonté du premier homme en qui le genre humain résidait comme dans son origine, la postérité d'Adam s'est trouvée assujettie à la nécessité du péché originel ! Ainsi donc ce que tu déclarais être impossible, a été réalisé par la force de cette habitude que l'on a parfois, et non pas sans raison, appelée une seconde nature. Anaxagoras,dis-tu, parlait un langage moins absurde que le nôtre, quand il soutenait que la neige est noire, puisque, suivant nous, « la nature du péché cesse d'être la nature du péché, et celui-ci peut exister sans ce qui a été reconnu être la condition indispensable de son existence ». La nature du péché ne cesse-t-elle pas d'être la nature du péché, toutes les fois que la force de l'habitude fait commettre le péché sans aucun acte de volonté, quoique cette habitude elle-même n'existe que par suite d'actes de volonté ? N'est-il pas vrai alors que les fruits de la volonté sont la négation de la volonté elle-même ? Puisque l'habitude est le fruit de la volonté , elle naît de la volonté ; et cependant ce qu'elle fait, elle le fait sans que la volonté y ait aucune part. Tu ajoutes : « Il y a entre la volonté et la nécessité une opposition telle qu'elles s'excluent et se détruisent mutuellement » ; et à ce sujet tu nous reproches « d'affirmer que la seconde est née de la première et de soutenir que la nécessité est un des fruits de la volonté » ; tu vois cependant que la nécessité de l'habitude est un fruit manifeste de la volonté. Enfin, il te paraît impossible que a la volonté se soit détruite en se multipliant, « et qu'elle ait changé sa nature parle fait même qu'elle s'est exercée » : or, si, comme tu le prétends, la nécessité détruit la volonté, n'est-ce pas cependant en se multipliant que la volonté a engendré la nécessité de l'habitude ? Si, au contraire, la nécessité ne détruit pas la volonté, il s'ensuit manifestement que dans cet homme qui gémit sous le poids accablant de l'habitude, la volonté de pratiquer la justice et la nécessité de commettre le péché peuvent subsister en même temps. Aussi, après avoir déclaré que le vouloir réside en lui : « Je trouve en moi la volonté de faire le bien» ; l'Apôtre confesse-t-il qu'il est assujetti à une nécessité fatale : « Mais je n'y troupe point le moyen de l'accomplir[^2]». Comment donc as-tu osé dire que la volonté et la nécessité ne sauraient exister en même temps, puisque tu les vois résider ensemble lorsqu'elles sont d'accord comme lorsqu'elles sont en lutte? Mais voici qui est vraiment ridicule : « Il ne suffit pas », dis-tu, « d'être stupide, il faut être dans un état de délire furieux pour soutenir que la volonté a cessé d'exister aussitôt qu'elle a commencé d'exister » ; cette impossibilité Prétendue ne devient-elle pas une réalité toutes les fois qu'un homme, après avoir commencé à vouloir le mal, se repent aussitôt et cesse d'avoir celte volonté? Et tu espères, en parlant ainsi, m'obliger à confesser, dussent mes dents s'entrechoquer par un mouvement convulsif, qu'il n'y, a aucun péché dans les petits enfants; tandis que toi-même, malgré la violence de tes efforts, tu n'as pas encore réussi à briser un seul anneau de cette chaîne qu'on appelle la vérité catholique, et tu es réduit ou bien à porter cette chaîne de bonne grâce, ou à la voir devenir l'instrument de ton supplice
Philip. I, 23.
Rom. VII, 15, 18.
