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Jul. Ici donc, comme partout ailleurs, tu as tenu un langage sacrilège en déclarant que la chair de Jésus-Christ ne possédait pas l'intégrité naturelle du corps humain et certes ce n'est pas dans le trésor des Ecritures, toujours si bien d'accord avec la raison, mais uniquement dans le bourbier du Manichéisme que tu as puisé une doctrine aussi erronée. Toutefois, afin de faire ressortir d'une manière encore plus sensible le nombre et la diversité des moyens auxquels nous pouvons recourir pour défendre la vérité, nous voulons bien reconnaître que tu étais le jouet d'un rêve quand tu as écrit que ce que tu appelles la concupiscence de la chair n'existait point en Jésus-Christ; sans aucun doute cette maxime a été condamnée d'abord dans la personne de Manès, et ensuite dans celle d'Apollinaire, c'est-à-dire dans la personne de deux énergumènes exaltés jusqu'à la fureur mais en quoi peut-elle servir d'appui à la thèse que tu prétends établir, puisque, supposé même que le Christ n'eût pas voulu prendre la nature humaine datas toute son intégrité, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que telle ou telle chose non assumée par lui fût mauvaise en soi? Car, tandis que le mérite des bons s'augmente et s'accroît par des degrés successifs, on pourrait dire que le Christ s'est élevé tout d'abord au sommet de la perfection, mais qu'en choisissant le bien le plus parfait il n'a pas condamné pour cela le bien moins parfait et moins élevé. De même qu'il n'a point flétri le mariage en choisissant l'état de virginité perpétuelle; de même aussi il n'aurait point condamné le sens de la chair, supposé qu'il eût voulu être privé du pouvoir d'en ressentir les mouvements.
Aug. J'ai dit déjà précédemment que non-seulement Jésus-Christ n'avait commis aucune action mauvaise, mais qu'aucun désir coupable ne s'était élevé en lui, parce qu'il voulait accomplir ce précepte de la loi : « Tu ne convoiteras point ». Certes, la piété des fidèles a puisé cette maxime dans le trésor des saintes Ecritures, non point dans le bourbier du Manichéisme, et cependant elle n'en est pas moins contredite et repoussée par. votre doctrine hérétique. Tu dis que j'étais le jouet d'un rêve quand j'ai enseigné que Jésus-Christ n'était point assujetti à cette concupiscence de la chair qui résiste à l'esprit ai-je le droit de m'en plaindre, puisque les songes mêmes de Jésus-Christ ne sont pas à l'abri de tes outrages? Nous savons en effet que Jésus-Christ se livrait au sommeil : or, si ta cliente existait en lui, elle devait assurément se jouer parfois de ses sens, lui suggérer des songes abominables, et produire dans sa chair ces désordres matériels qui sont les tristes effets d'une cause que tu proclames bonne en elle-même. Mais si tu frémis à cette seule pensée (car ton âme n'est pas encore assez endurcie pour qu'il te soit possible de ne point frémir, en présence de cet argument auquel je n'ai pu rue voir obligé de recourir sans éprouver un sentiment de profonde terreur) ; tu dois reconnaître par là même que, non-seulement nous n'ôtons rien à l'intégrité de la nature de Jésus-Christ, mais que nous rendons un hommage éclatant à la perfection de ses vertus, quand nous enseignons qu'il n'était point assujetti à cette concupiscence dont nous voyons l'empire s'exercer sur la chair des autres hommes, sur la chair des saints eux-mêmes. Mais, dis-tu encore, tu pourrais nous accorder que Jésus-Christ n'a point voulu prendre cette partie intégrante de la nature humaine, et il ne s'ensuivrait pas nécessairement que cette même partie intégrante fût une chose mauvaise en soi; de même qu'il n'a point condamné le mariage par cela seul qu'il n'a point voulu entrer dans cet état. Ce raisonnement aurait une force in. contestable, s'il était appliqué aux animaux: dans ceux-ci en effet la convoitise charnelle n'a rien de mauvais, puisque, le bienfait de la raison ne leur ayant pas été accordé, la chair ne saurait convoiter en eux contre l'esprit. Mais, malgré tous les flots de paroles que tu pourras répandre à ce sujet, tu ne réussiras point à démontrer que l'on doit considérer comme unie chose bonne en soi ce qui résiste à l'esprit de l'homme lorsque celui-ci a la volonté de faire le bien. Ainsi, Jésus-Christ a été exempt, non-seulement de tout péché, mais de tout désir même de péché: non pas en ce sens qu'il a résisté aux désirs coupables qui s'élevaient en lui, mais en ce sens que jamais un seul désir de ce genre ne s'est élevé dans son coeur. D'où il ne faut pas conclure cependant qu'il n'aurait pu être assujetti à cette sorte de convoitise, s'il eût voulu y être assujetti ; mais un tel acte de volonté eût été tout à fait indigne de lui, puisque, la chair dont il était revêtu n'étant pas une chair de péché, il n'était pas contraint par elle de ressentir malgré lui les mouvements de cette même convoitise. Conséquemment, les désirs de cet homme parfait, dont la naissance n'avait pas été l'oeuvre de cette concupiscence qui nous porte indifféremment vers des objets honnêtes et vers des objets déshonnêtes, mais de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie; les désirs de cet homme, dis-je, n'eurent jamais pour objet que des choses légitimes; jamais il ne sentit s'élever dans son coeur une convoitise coupable. Né d'une chair qui avait conçu par l'opération du Saint-Esprit, comment aurait-il pu ressentir en lui-même une opposition quelconque entre la chair et l'esprit ?
