121.
Jul. Tu affirmes que Jovinien lui a donné cette qualification outrageante1 ; pour moi, je considère cette affirmation comme une allégation mensongère: nous t'accorderons cependant que cette accusation portée par toi contre Jovinien peut n'être ras une calomnie, et que celui-ci a réellement nommé Ambroise un disciple de Manès : que doit-on en conclure, sinon que Jovinien a, dans cette circonstance, parlé d'une manière insensée ? Il n'est pas possible, en effet, que, sans un oubli de ce genre, il ait qualifié de Manichéen un homme qui enseignait que la nature est bonne, que les péchés sont des actes de la volonté, que le mariage a été institué par Dieu, que les petits enfants sont formés par Dieu. Si donc il a pensé que la préférence donnée à la virginité sur l'état du mariage fût une accusation portée contre celui-ci, il s'ensuit seulement qu'il n'a point su ce qu'il disait. Assigner à une chose un rang plus élevé qu'à une autre, ce n'est point détruire la seconde par la première. Réciproquement, les éloges donnés à une chose bonne en soi sont un acheminement vers de plus grands éloges réservés pour une chose meilleure mais accuser et flétrir la nature, c'est se précipiter dans l'abîme du manichéisme. Ainsi, puisqu'Ambroise ne condamnait,point le mariage ; puisqu'il ne prétendait point que l'union des époux fût, ou bien une oeuvre du démon, ou bien une sorte de loi fatale qui rend l'homme pécheur sans le concours de sa volonté: Jovinien a eu grandement tort de le comparer à Manès et de confondre l'accusateur avec le défenseur du mariage. Car, si Ambroise a dit que ceux qui ont été engendrés de l'union des corps, légitime en soi et instituée par Dieu ; s'il a dit que ces hommes, dès qu'ils ont commencé à faire usage de leur raison, ont imité leurs ancêtres et sont devenus menteurs par une détermination libre de leur volonté ; il n'a point cependant voulu faire entendre que cette union fût une sorte de loi fatale qui rendrait l'homme pécheur sans le concours de sa volonté, mais il a voulu seulement désigner par là l'universalité du genre humain. Dans si pensée, ces paroles : « Ceux qui sont nés d'un homme et d'une femme, sont menteurs », ne signifiaient pas autre chose que ceci : Tout homme capable de se déterminer librement se rend quelquefois coupable de mensonge: il savait en effet que, excepté Jésus-Christ seul, tous les hommes sont nés de l'union d'un homme et d'une femme. Ainsi cet homme d'une sagesse consommée parlait de l'union conjugale, non pas pour, accuser et pour flétrir, mais seulement pour désigner l'universalité des hommes qui sont le fruit de cette union. Il a déclaré au contraire que Jésus-Christ, dont la naissance ne s'est point accomplie comme celle des autres hommes, est demeuré exempt de tout mensonge : il s'est même élevé avec force et avec indignation contre Jérôme, dont tu n'es qu'un servile et misérable copiste, parce que celui-ci a voulu attribuer à Jésus-Christ un mensonge formel[^1]. Ce n'est donc pas avec raison qu'il a été qualifié de manichéen (si toutefois il a été réellement qualifié ainsi), puisque, contrairement à votre erreur, il n'a cessé de faire l'éloge des créatures.
Aug. Et nous aussi nous faisons constamment l'éloge des créatures : comment peux-tu dire qu'Ambroise a agi en cela contrairement à notre erreur, puisqu'en réalité il a agi conformément à notre foi ? Quant aux paroles du même auteur que je t'ai objectées et que tu n'as point osé rapporter, de peur que leur lumière éclatante ne fit évanouir l'édifice ténébreux de tes rêveries , il a fait voir lui-même en d'autres endroits de ses écrits le sens qui y avait attaché; non-seulement on n’a pas le droit de les considérer comme des expressions qui lui seraient échappées une fois par inadvertance et par défaut de circonspection , ainsi que tu le prétends; mais il déclare dans des termes suffisamment explicites qu'il croit à la doctrine du péché originel telle qu'elle est enseignée par la foi catholique. Veux-tu savoir comment et en quel sens il a dit : «Il demeure donc établi que, parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps, nul ne doit être considéré comme exempt de péché; et quiconque est exempt de péché, n'a point été engendré de cette sorte? » Pour te convaincre qu'il a entendu parler ici, non pas des péchés que les hommes commettent dès qu'ils commencent à faire usage de leur raison, ainsi que tu le supposes gratuitement, mais bien du péché originel, considère ces autres paroles écrites par lui en un autre endroit : « Le Jourdain refluant vers sa source figurait longtemps d'avance l'onde mystérieuse et salutaire qui purifie aujourd'hui les petits enfants de leur souillure et qui les rétablit, au moment même où ils sont baptisés, dans la condition primitive de leur nature[^3] ». Dis-nous, ô Julien, de quelle souillure les enfants sont purifiés, s'ils ne contractent point le péché originel. Ecoute encore ce qu'il dit ailleurs : « La virginité de Marie n'a souffert absolument aucune a atteinte , mais dans son sein inviolable le Saint-Esprit lui-même a formé de son a sang immaculé le corps du Sauveur. Seul parmi tous ceux qui sont nés de la femme , « le Seigneur Jésus n'a point éprouvé les atteintes de la corruption terrestre ; grâce à la sainteté adorable de sa nature divine, « sa naissance temporelle a été pure et exempte a de la souillure qui avait jusqu'alors flétri la naissance de tous les hommes[^4] ». Dis-nous, ô Julien, quelle est cette souillure, cette corruption terrestre, dont le Seigneur Jésus, seul parmi ceux qui sont nés de la femme, est demeuré exempt au moment de sa naissance. Considère encore ces paroles : « Avant même que nous naissions, nous sommes souillés et flétris; » et ces autres qu'on lit un peu plus loin: « Si l'enfant est coupable dès le premier jour de son existence, à plus forte raison ne sera t-il pas exempt de a péché durant les autres jours qu'il passera dans le sein maternel[^5] ». Je pourrais citer beaucoup d'autres paroles de cet homme à qui tu as reconnu une intelligence saine et droite ; mais si celles-là ne te suffisent pas, comment trouver le moyen de te satisfaire? Comprends donc qu'il ne t'est point permis d'interpréter violemment et de dénaturer, comme tu as essayé de le faire, ce qu'Ambroise a dit ailleurs relativement à ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps : ce grand docteur n'a point voulu flétrir les créatures sorties des mains de Dieu, mais il a voulu affirmer et il a affirmé en effet l'existence du péché originel : ne cherche pas à lui faire dire autre chose que ce qu'il a dit en effet. Mais comment viens-tu jeter dans la discussion le nom de Jérôme, dont tu me déclares un triste et misérable copiste , puisqu'il n'est nullement question en ce moment des paroles de cet auteur ? Si cependant tu avais cité le passage auquel tu prétendais faire allusion, j'aurais pu ou bien montrer qu'il ne renferme rien d'inacceptable, ou laisser à d'autres plus habiles le soin de l'interpréter; ou bien enfin, s'il s'était trouvé manifestement contraire à la vérité , je l'aurais désapprouvé avec toute la liberté dont on doit user en pareille circonstance. Revenons à Ambroise, que tu n'oses déclarer manichéen, alors que tu me donnes cette qualification précisément parce que je tiens, au sujet du péché originel , un langage identique à celui qu'il tient lui-même. Car si tu refusais de déclarer Ambroise partisan et disciple de Manès, par cette raison seule qu'il a enseigné que la nature est bonne en soi , que les péchés sont des actes de volonté, que le mariage a été institué par Dieu , que les enfants sont formés par Dieu ; tu devrais refuser, aussi de me donner cette qualification , puisque j'enseigne fidèlement les mêmes maximes. Si au contraire tu crois devoir me flétrir du nom de manichéen , parce que je confesse, l'existence du péché originel ; pourquoi, Ambroise confessant, lui aussi, cette existence, ne crois-tu pas devoir le flétrir du même nom ? Tu dis hautement de moi ce plue tu penses secrètement de lui ; et cela, non point par un excès de respect pour la vérité , mais plutôt par un défaut absolu de liberté de ta part. Tu n'oses pas dire de lui qu'il est manichéen, et cependant tu oses le penser : ou bien, si tuf ne le penses pas réellement de lui , tu ne le penses donc pas non plus de moi ; car, supposé même que tu nous considères comme des victimes de l'erreur, il ne t'est pas difficile de comprendre que nous ne sommes point Manichéens, nous qui n'enseignons point que le péché soit l'oeuvre d'une substance particulière qui n'aurait pas été créée par Dieu mais qui affirmons seulement que le péché originel est transmis par suite d'une corruption volontaire de la nature que Dieu avait créée bonne. Il t'est facile de comprendre cela et de comprendre en même temps que nous sommes de véritables adversaires des Manichéens : mais tu t'abstiens par amour de la flatterie de donner ce nom à Ambroise,et tu me le donnes, à moi, par amour pour la calomnie.
Voir au-dessus, n. LXXXVIII.
Liv. I sur saint Luc, I, 36.
Sur saint Luc, II, 23.
Sur l'Apologie de David, ch. XI.
Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15. ↩
