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Jul. Mais voyons ce qui suit dans le livre de notre adversaire. J'espère que le lecteur aura été, par tout ce qui précède, suffisamment et plus que suffisamment édifié sur la force avec laquelle Augustin attaque une doctrine, et sur la valeur des arguments à l'aide desquels il défend la sienne propre pour porter à cet égard la conviction dans l'esprit du lecteur, il ne sera pas nécessaire de lui mettre de nouveau sous les yeux tout ce que nous avons déjà écrit.Mon adversaire, en effet, choisit çà et là dans mon livre quelque ligne isolée, quelque membre de phrase; puis, après avoir d'abord approuvé et loué, il hasarde une censure et lance un trait qui n'est pas tout à fait dépourvu de venin. Inutile d'ajouter que les expressions ainsi jugées par lui dignes de censure, n'avaient point du tout dans ma pensée le sens qu'il lui a plu de leur attribuer. Je prie seulement le lecteur de vouloir bien réfléchir et se souvenir : et il reconnaîtra facilement par lui-même que mes assertions sont de la plus rigoureuse vérité. Notre adversaire, qui se plaignait de ce que je lui avais reproché d'accuser à la fois la nature et le sang dont les hommes sont formés, n'a pas eu le courage et la force de dissimuler jusqu'à la fin ;. mais après avoir, par ses charmes perfides et abominables, préparé et disposé en sa faveur les oreilles de son protecteur, il a ouvert sa carapace et dévoilé ce qu'il avait dû jusqu'alors cacher avec soin. En effet, il avait dit d'abord que, si Adam n'eût point commis le péché, les hommes auraient pu accomplir l'oeuvre de la génération de la même manière que nous faisons mouvoir aujourd'hui les articulations de tel ou tel membre de notre corps, de la même manière que nous coupons l'exubérance de notre chevelure, etc.; mais il a ajouté ensuite : « Si le sang, si la race humaine elle-même n'est sous le poids d'aucune malédiction, que signifient donc ces paroles du livre de la Sagesse : Vous n'ignoriez pas que leur nation était méchante, que la malice leur était naturelle, et que leur esprit corrompu ne pourrait jamais être changé car leur race était maudite dès le commencement[^1] ». Puis, après avoir cité ce témoignage de l'Ecriture, il poursuit eu l'interprétant ainsi : « Quelle qu'ait été la nation dont il s'agissait en cet endroit, il est incontestable que l'auteur a voulu parler de certains hommes[^2] ».Voilà donc cet homme, qui faisait profession d'avoir abjuré le manichéisme; le voilà, dis-je, qui, à l'occasion d'une maxime dont le vrai sens lui échappe, déclare que la race des méchants est maudite, que la malice leur est naturelle, que leur esprit pervers ne saurait se convertir. On rapporte que le bruit des eaux du Nil se précipitant avec un fracas épouvantable fait perdre l'usage de l'ouïe aux hommes qui habitent les contrées voisines des catadupes. C'est là sans doute une erreur née de l'inclination qui nous porte à attribuer des proportions invraisemblables aux choses dont la grandeur réelle est de nature à frapper vivement notre esprit; mais cet exemple, ou, si l'on veut, cette erreur, peut du moins nous servir comme d'un terme de comparaison pour confondre les insensés qui se rendent sourds volontairement et qui, par suite des cris qu'une terreur mutuelle leur arrache, deviennent semblables aux aspics et n'entendent aucune voix ni aucun cri. Augustin s'écrie : Le genre humain est mauvais, la malice est naturelle aux hommes, leur esprit corrompu ne pourra jamais être changé, leur race est maudite depuis le commencement. Et il se trouve encore des hommes qui ne le considèrent point comme le fauteur le plus ardent ; le plus obstiné du manichéisme ! Qu'on interroge aujourd'hui n'importe quel partisan déclaré de cette doctrine abominable ; s'il parle autrement qu'Augustin , qu'on me considère moi-même comme un imposteur infâme ! Si la malice est naturelle à l'homme, pourquoi essaies-tu de prouver que tu n'as point déclaré la nature mauvaise? Si la race des hommes a été maudite dès le commencement, comment soutiens-tu que tu accuses, non pas la race, mais le vice et la corruption volontaire ? Si les pensées des méchants ne sauraient être changées, comment peux-tu sans parjure affirmer que tu confesses l'existence et l'efficacité du libre arbitre? Mais il te reste peut-être encore une ressource : ce serait de donner le nom de Manichéens à ces Hébreux, Sirach on Philon, que l'on considère, à tort ou à raison, comme les auteurs du livre même de la Sagesse. Aug. ;Il ne s'agit pas de savoir quel a été l'auteur de ce livre, mais il me suffit de savoir que tu n'en rejettes pas l'autorité. Nous avons par là même le droit de faire valoir contre vous tous les témoignages que nous pourrons y rencontrer. Car Pélage, votre docteur, dans l'ouvrage publié par lui sous ce titre : Des Témoignages ou des Chapitres, a cité lui-même les maximes de ce livre qui lui ont paru favorables à sa cause[^3]. Or, l'auteur de ce livre n'ayant pas été Manichéen, assurément, ce fait seul démontre de la manière la plus évidente et la plus irrésistible, que ceux-là mêmes qui n'ont rien de commun avec le manichéisme et dont les oeuvres ont mérité d'être lues et acceptées dans l'Eglise de Jésus-Christ, ont pu parler d'une malice naturelle, sans attaquer pour cela et sans flétrir ni les oeuvres ni la nature de Dieu, créateur très-sage et très-bon de tous les êtres. Aussi, on n'a jamais entendu autrement ces paroles de l'Apôtre : « Autrefois nous étions, nous aussi, enfants de colère par nature, comme tous les autres[^4] ». Quelques auteurs, s'attachant à la pensée plutôt qu'aux termes mêmes de cette maxime, l'ont interprétée ainsi : Autrefois nous étions, nous aussi, enfants de colère naturellement. Saint Paul ajoute : « comme tous les autres », pour montrer que tous les hommes sont enfants de colère par nature, excepté ceux d'entre eux que la grâce divine, a séparés de la masse de perdition. Quant à ceux qui n'ont point participé à cette grâce , l'apôtre saint Pierre parle d'eux en ces termes. « Mais ceux-ci », dit-il, « sont comme des animaux muets et stupides qui par leur nature même sont destinés à l'esclavage et à la mort[^5] ». Et cela parce qu'ils ne se dépouillaient point du vieil homme. Mais, si tous les hommes n'étaient point au moment de leur naissance première revêtus du vieil homme, aucun enfant ne pourrait être renouvelé par le sacrement de la régénération. Loin de nous donc la pensée de porter une atteinte quelconque à la sainteté du Créateur, quand nous disons que les hommes sont naturellement enfants de colère : de même que l'on ne fait aucune injure à ce même Créateur, quand on dit que tel homme est naturellement sourd, ou naturellement infirme et souffrant ; que tel autre est naturellement extravagant, ou naturellement oublieux, ou naturellement porté à la colère; ou bien enfin quand on parle des autres vices sans nombre que l'on remarque, soit dans les corps, soit (ce qui est beaucoup plus grave) dans les âmes qui ont été créées et formées par Dieu, et qui se trouvent cependant flétries par un jugement secret, mais juste, de ce même Dieu. Il n'y a en effet qu'un seul et unique créateur de l'homme tout entier : et bien qu'il soit digne de louanges pour la nature qu'il a donnée à l'homme, on n'a pas néanmoins le droit de lui adresser des reproches au sujet des vices dont cette nature est flétrie. Il est donc manifeste que l'on doit attribuer à Dieu comme à son auteur, non point le vice, mais la nature seule : quant à l'origine réelle du vice, quiconque veut résister à Manès et le réfuter, doit dire en quoi elle consiste. S'il s'agissait des vices des autres substances que nous reconnaissons avoir été créées par Dieu et qui, par une disposition de son infinie sagesse, se trouvent assujetties soit aux bons, soit aux mauvais anges; il serait très-facile de répondre que les sources mêmes d'où la vie leur a été communiquée, avaient pu être corrompues par les esprits auxquels elles sont assujetties, et que par là même elles ne sont pas seulement devenues vicieuses, mais elles ont éprouvé les atteintes et la flétrissure du vice dès le moment de leur conception et de leur naissance. Il s'agit de l'homme, il s'agit de l'animal raisonnable, de l'image de Dieu même: nous dirons donc que la nature humaine n'a pu devenir, si ce n'est par un juste jugement de Dieu et à cause du péché originel, le jouet malheureux du démon, que nous considérons à bon droit comme l'auteur du vice. Vous-mêmes, autant du moins qu'il m'est permis de le présumer, vous n'oseriez point, quoique cette absurdité horrible soit une conséquence nécessaire de votre doctrine, vous n'oseriez point soutenir que dans le paradis l'homme aurait été assujetti à ces vices naturels si multipliés et si affreux, alors même que personne n'aurait commis le péché et que la nature humaine aurait persévéré dans l'heureux état où elle fut placée primitivement. Mais, par le fait seul que vous niez le péché originel, vous autorisez l'introduction d'une nature que Dieu n'aurait point créée et qui, par suite de son mélange avec la nature bonne, se trouverait être l'origine véritable des vices auxquels les hommes sont assujettis en naissant. O hérétiques pervers, nous qualifiant de Manichéens afin de pouvoir vous-mêmes favoriser le manichéisme avec plus de sécurité ! tandis que les catholiques enseignent contre vous, d'une voix parfaitement unanime, la même doctrine et les mêmes vérités, vous obstinerez-vous toujours à invectiver contre les uns et à flatter hypocritement les autres?
Sag. XII, 10, 11.
Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 17-21.
Des Actes de Pélage, n. 6.
Ephés. II, 3.
II Pierre, II, 12.
