CHAPITRE XXXVIII. LES PÉCHÉS DES JUSTES.
45. En prononçant ces paroles, l'auteur oubliait sans doute ce qu'il avait dit un peu plus haut : « Quand le genre humain se fut multiplié, le nombre des péchés devint si grand, qu'il eût été impossible à l'Ecriture de les mentionner tous ». Avec un peu plus d'attention il aurait vu que dans un seul homme les péchés légers deviennent si nombreux que l'Ecriture n'aurait pu, ou, l'eût-elle pu, elle n'a pas dû les énumérer tous. Il fallait une limite à cette énumération, et d'ailleurs quelques exemples suffisaient parfaitement pour donner au lecteur les enseignements nécessaires. A l'origine du monde les hommes n'étaient pas encore nombreux, et cependant l’Ecriture ne juge pas nécessaire de nous donner en détail le nom des fils et des filles qu'eurent Adam et Eve. C'est ce qui nous explique comment des hommes qui ne se rendaient pas compte du silence des Ecritures, en sont venus à croire que Caïn avait connu sa propre mère puisqu'il n'avait pas de soeurs. Pourquoi donc ne pas continuer la lecture du texte sacré? Ils y auraient vu qu'Adam engendra des fils et des filles, quoiqu'il ne nous soit pas dit à quelle époque ils naquirent, quel était leur nombre et comment ils furent appelés1. Faut-il s'étonner après cela que l'Ecriture ne nous dise pas si Abel, quoique juste, n'a pas quelquefois ri d'une manière un peu immodérée, s'il ne s'est pas un peu livré à la dissipation, s'il n'a pas jeté sur tel objet .un regard de convoitise s'il n'a pas mangé avec trop d'empressement ou de satisfaction, s'il n'a pas eu quelques distractions dans ses prières, en un mot s'il n'a pas commis plus ou moins fréquemment ces fautes ou autres semblables.
Toutes ces négligences ne sont-elles pas des péchés, et l'Apôtre ne nous invitait-il pas à les combattre et à les réprimer, quand il disait « Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel, et n'obéissez pas à ses désirs2? » Or, pour résister à ces mouvements illicites ou inconvenants, il faut soutenir une lutte quotidienne et perpétuelle. En vertu de cette convoitise vicieuse, l'oeil se lève ou s'abaisse sur ce qui lui est défendu; laissez cette convoitise se développer et prévaloir, bientôt le corps lui-même commettra l'adultère qui s'était formé dans le cœur aussi rapidement que la pensée. Ceux qui, s'armant contre ce péché, c'est-à-dire contre ce mouvement d'une affection vicieuse, sont parvenus à le dompter en grande partie, à ne point obéir à ses désirs, à ne pas faire de leurs membres des armes d'iniquité, nous les appelons justes, et ils méritent cette dénomination à laquelle pourtant ils ne seraient jamais parvenus sans la grâce de Dieu.
D'un autre côté, il arrive souvent à ces justes eux-mêmes de pécher soit par légèreté, soit par imprudence; ils sont justes néanmoins, et cependant ils ne sont pas sans péché. Enfin s'agit-il du juste Abel lui-même, il est certain que la charité divine, par laquelle seule nous sommes constitués dans la justice, n'avait pas atteint en lui un degré tel qu'elle ne pût et ne dût encore s'augmenter; par conséquent il lui manquait encore quelque chose, et ce manque lui-même était un vice. Et à qui donc ne manque-t-il pas quelque chose, jusqu'à ce que nous soyons arrivés à cette force divine dans laquelle disparaîtra toute la faiblesse humaine ?
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