CHAPITRE LIII. DE QUELLE GRACE DE DIEU PARLONS-NOUS ?
61. Maintenant est-il vrai que nous lisions quelque part que dans les hommes baptisés la chair convoite contre l'esprit ? Où donc et à qui l'Apôtre disait-il : « La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; ce sont là deux ennemis dont l'opposition vous empêche de faire ce que vous voulez1 ? » C'est aux Galates qu'il adresse ces paroles, et pourtant c'est à eux qu'il avait dit quelques instants auparavant : « Celui donc qui vous communique son esprit, et qui fait des miracles parmi vous, agit-il par les oeuvres de la loi ou par la foi que vous avez entendu prêcher2 ? » Il est clair que l'Apôtre parle à des chrétiens, à des hommes à qui Dieu avait accordé son esprit, par conséquent à des hommes baptisés. Voilà donc que, même dans des hommes baptisés, la chair se trouve contraire et qu'on ne retrouve plus cette possibilité que l'auteur nous présentait comme inséparablement gravée dans notre nature.
Que devient donc sa question : « Comment peut-il se faire que la chair soit contraire à un homme baptisé? » De quelque manière qu'il entende la chair, il est forcé d'avouer qu'elle ne désigne pas notre nature, car cette nature comme telle est bonne; par conséquent, il n'est question ici que des vices charnels de la chair. Quoi qu'il en soit, voici que la chair nous est désignée hautement comme contraire aux hommes baptisés, et comment leur est-elle contraire? En ce sens que ces hommes ne font pas ce qu'ils veulent. Je retrouve la volonté dans l'homme, mais qu'est devenue cette possibilité de la nature? Avouons donc la nécessité de la grâce et écrions-nous : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Et qu'il nous soit répondu : « La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur3 ».
62. Quand nous disons à nos adversaires: Pourquoi prétendez-vous que sans le secours de la grâce de Dieu l'homme peut être sans péché? la grâce dont nous parlons n'est pas celle que Dieu nous a faite en nous créant, mais celle qu'il nous a faite en nous rachetant par Jésus-Christ Notre-Seigneur. En effet, que disent les fidèles dans leurs prières quotidiennes : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal4 ». S'ils possèdent la possibilité de ne pas pécher, pourquoi donc prient-ils ? De quel mal surtout demandent-ils à être délivrés, si ce n'est surtout « de ce corps de mort » dont ils ne peuvent être délivrés que par « la grâce de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Il ne s'agit pas non plus de la substance du corps, car elle est bonne en elle-même, mais des vices charnels dont l'homme ne peut être délivré que par la grâce du Sauveur, alors même que par la mort corporelle l'âme se trouve séparée du corps.
Afin de rendre la conclusion plus évidente, l'Apôtre avait eu soin d'en poser un peu plus haut les principes. « Je sens », dit-il, « dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps5 ». Tel est le vice que la désobéissance de la volonté a infligé à la nature humaine. Qu'on nous laisse donc prier pour obtenir notre guérison. Mais enfin, sur quoi peut-on s'appuyer pour présumer ainsi de la possibilité qu'on suppose à notre nature ? Elle est blessée, meurtrie, déchirée, perdue; ce dont elle a besoin ce n'est pas de panégyristes menteurs, mais d'un aveu libérateur. A quoi bon nous parler de la grâce de la création ? Ce qu'il nous faut c'est la grâce de la réparation, et cependant, loin de juger cette grâce nécessaire, notre auteur ne daigne même pas nous en parler. Si pourtant il n'avait pas fait intervenir la grâce de Dieu dans le débat, s'il n'avait pas introduit la question de la grâce, nous aurions pu à notre tour garder le silence et supposer que sur ce point il avait des convictions chrétiennes. Mais c'est lui-même qui soulève cette question de la grâce, et il expose largement ses idées sur ce point. Maintenant la question est clairement posée, non pas comme nous l'aurions voulu, mais comme le voulaient les doutes que nous inspiraient ses opinions.
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