CHAPITRE LXVII. DEUX MOYENS POUR ÉVITER LE PÉCHÉ. TÉMOIGNAGES D'AUGUSTIN.
80. Venons à nous. « Dans son livre du Libre Arbitre », dit notre auteur, « l'évêque Augustin s'exprime ainsi : Quelle que puisse a être cette cause prétendue de la volonté, on peut ou on ne peut pas lui résister; si l'on ne peut, il n'y a pas de péché à la suivre; si on le peut, que l'on résiste, et on sera sans péché. Peut-être surprend-elle à l'improviste ? Eh bien ! qu'on se tienne sur ses gardes, pour n'être pas surpris. Et si la surprise est telle qu'on ne puisse y échapper ? Dans ce cas encore, il n'y a pas de péché. Qui pèche en faisant ce qu'il ne peut éviter ? Et pourtant l'on pèche ? Oui, sans doute, mais parce qu'il y avait possibilité d'y échapper ». Je le reconnais, ce sont bien là mes paroles, mais que l'auteur veuille bien aussi ne pas oublier ce qui a été dit plus haut.
Il est question entre nous de la grâce divine qui nous est donnée comme remède par le souverain Médiateur; mais il ne s'agit nullement de l'impossibilité de la justice. Quelle que soit la cause qui nous porte à agir, nous pouvons y résister, nous le pouvons parfaitement. N'est-ce pas un secours que nous implorons lorsque nous disons : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ? » Demanderions-nous donc ce secours, si nous croyions ne pouvoir résister en aucune manière ? Nous pouvons éviter le péché, mais avec l'aide de Celui qui ne peut être trompé. C'est encore en vue d'éviter le péché, que nous disons dans toute la véracité de notre âme : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés1 ». Quand il s'agit du corps, deux moyens se présentent à nous pour éviter les maladies, soit pour l'empêcher de venir, soit pour la guérir quand nous en sommes atteints. Pour l'empêcher de venir , nous disons : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation » ; et pour la guérir, nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses ». Donc nous pouvons échapper à la maladie, soit quand elle nous menace, soit quand nous en sommes atteints.
81. S'il a lu mes livres sur le Libre Arbitre, il en est d'autres qui ne les ont pas lus et qui, en parcourant ces pages de notre auteur, pourraient ne pas saisir assez clairement ma pensée. Pour obvier à ce danger, je crois devoir citer à mon tour certains passages, bien persuadé que si notre adversaire les comprenait et les goûtait, toute controverse cesserait à l'instant même entre nous. Immédiatement après les paroles qu'il a citées, cherchant de toutes mes forces à préciser ma doctrine, j'ajoutai : « Toutefois il est parlé dans nos livres divins d'actes commis par ignorance et néanmoins condamnés avec obligation de les réparer ». Puis , après avoir cité plusieurs exemples, parlant de la faiblesse, j'ajoutai: « Il est encore parlé d'actes commis par nécessité, quand on ne peut faire le bien que l'on veut. Et en effet, qui fait entendre ces paroles . Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas? » A l'appui de ma proposition j'ajoutai quelques autres témoignages que je lis suivre de cette réflexion : « Voilà le cri de l'homme, mais de l'homme issu des condamnés à mort; car si ces mouvements ne sont point un châtiment, s'ils viennent de la nature, ils sont sans péché ». Un peu plus loin je m'exprimais ainsi : « La seule conclusion à tirer est donc de croire que cette même peine est infligée justement par suite de la condamnation de l'homme. Faut-il s'étonner encore que l'ignorance ne laisse point à l'homme la liberté de choisir le bien qu'il a à faire ; que les résistances de la convoitise charnelle devenue comme une seconde nature par la violence brutale des générations humaines ne permette point de faire le bien que l'on connaît et que l'on veut? La juste peine du péché est de perdre ce dont on n'a pas voulu faire un bon usage, quand on le pouvait aisément avec quelque bonne volonté. Ainsi, quand on n'accomplit pas le bien que l'on connaît, on perd la science du bien; et quand on ne veut pas faire le bien que l'on peut, on perd le pouvoir de le faire quand on veut. L'ignorance et la difficulté sont en effet les deux châtiments de toute âme coupable; l'ignorance qui produit la confusion de l'erreur, la difficulté qui cause la douleur du travail. Or, quand on prend ainsi le faux pour le vrai et qu'on s'égare malgré soi; quand, accablé sous le poids de la lutte et déchiré par la douleur des liens charnels, on ne peut s'abstenir des actes déréglés, on n'est point dans la nature telle que Dieu l'a établie, on souffre la peine à laquelle il a condamné. Quand nous parlons ici de la liberté du bien, nous entendons celle qui fut donnée à l'homme au moment de sa création » .
Voici maintenant comment je répondais à ceux qui se croyaient en droit de se plaindre de cette ignorance et de cette difficulté du bien, ignorance et difficulté qui sont comme des vices transmis par le premier homme à toute sa postérité : « Je leur réponds en peu de mots de se taire et de cesser leurs murmures contre Dieu. Peut-être auraient-ils droit de se plaindre, si nul ne triomphait de l'erreur et de la passion. Mais le Seigneur n'est-il pas présent partout? N'emploie-t-il pas de mille manières les créatures qui lui sont soumises pour appeler ceux qui sont éloignés, pour instruire la foi, consoler l'espérance, encourager la charité, seconder les efforts, exaucer ceux qui prient? On ne te fait pas un crime de ton ignorance involontaire, mais de ta négligence à t'instruire; on ne te reproche pas non plus de ne point panser tes membres blessés, mais de repousser celui qui s'offre à te les guérir ».
C'est par de telles paroles que j'exhortais, selon mon pouvoir, à embrasser une vie véritablement chrétienne; et surtout j'appuyais sur la nécessité de la grâce sans laquelle la nature humaine, aujourd'hui plongée dans les ténèbres et viciée dès l'origine, ne peut ni être éclairée ni être guérie. Et en effet tout ce que nous avons à faire contre les Pélagiens, c'est de ne pas permettre qu'on exalte la nature au détriment de la grâce de Dieu, qui nous vient par Jésus-Christ Notre-Seigneur2. De cette nature encore j'ai dit un peu plus loin : Nous nommons la nature ce qui est proprement la nature humaine, la nature où l'homme fut créé d'abord dans l'innocence; nous appelons aussi nature celle où, par suite du châtiment infligé au premier homme devenu coupable, nous naissons sous l'empire de la mort, dans l'ignorance et soumis à la chair. C'est ainsi que l'Apôtre dit lui-même : « Nous avons été, comme les autres, enfants de colère par nature3 ».
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