CHAPITRE LXII. LE COMMENCEMENT ET LA PERFECTION DE LA JUSTICE.
72. Nous trouvons ensuite ces paroles du bienheureux Hilaire : « Quand nous serons arrivés à la perfection de l'esprit, et quand nous aurons revêtu l'immortalité, glorieux privilèges de ceux qui ont le coeur pur, alors seulement nous contemplerons ce qui est immortel en Dieu1 ». En quoi cette proposition aide-t-elle à notre auteur ou nous contredit-elle ? Je l'ignore absolument, à moins qu'il n'y voie pour l'homme la possibilité d'avoir le coeur pur. Et qui de nous en a jamais douté, en admettant toutefois l'insuffisance du libre arbitre et l'absolue nécessité de la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur? Saint Hilaire aurait dit également: « Job avait lu ces lettres, qui lui avaient appris à s'abstenir de toute chose mauvaise; car il servait le Seigneur avec un esprit exempt de vices, et servir Dieu c'est la fonction spéciale de la justice ».
Dans ces passages, saint Hilaire nous raconte ce que Job avait fait, mais il ne nous dit pas que ce patriarche fût arrivé à la perfection dans ce siècle, et surtout il est loin d'affirmer que tout ce que Job a fait ou parachevé, il l'ait fait ou parachevé sans la grâce du Sauveur, dont il a prophétisé la venue et les bienfaits. Celui-là s'abstient de toute chose mauvaise qui, tout en éprouvant le péché en lui-même, refuse de s'en rendre l'esclave et repousse toute pensée coupable qui ne lui permettrait pas de parvenir à la fin de son oeuvre. Mais autre chose est de ne pas avoir le péché, autre chose est de ne pas obéir à ses désirs. Autre chose est d'accomplir parfaitement ce grand précepte: « Vous ne convoiterez pas2 »; autre chose est de faire effort de mortification pour réaliser en soi au moins cette autre parole: « N'allez pas à la suite de vos désirs3 » . Et toutefois, dans ces deux cas, on ne doit pas oublier que l'on ne peut rien sans la grâce du Sauveur.
Pratiquer la justice, c'est dans le vrai culte de Dieu combattre par une lutte intérieure contre le mal intérieur de la concupiscence; et posséder la perfection de la justice, c'est ne plus avoir d'adversaire. Celui qui combat court toujours quelque danger, quelquefois même il est frappé, quoiqu'il ne soit pas renversé; pour celui qui n'a pas d'adversaire, il jouit d'une paix complète. Si l'on peut dire de quelqu'un, en toute vérité, qu'il est sans péché, c'est de celui en qui n'habite pas le péché, et non pas de celui qui, en s'abstenant des oeuvres mauvaises, est encore obligé de s'écrier: « Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi4 ».
73. Job lui-même ne garde pas le silence sur ses péchés, et votre ami s'applaudit avec raison de voir que l'humilité ne s'allie jamais avec l'erreur et le mensonge; d'où il suit que les aveux de Job sont inspirés par la vérité, puisqu'il est lui-même un véritable serviteur du Très-Haut.
Commentant ces paroles du psaume: «Vous avez méprisé tous ceux qui se sont éloignés de vos justices », saint Hilaire écrit: «Si Dieu méprisait les pécheurs, il mépriserait tous les hommes, car personne n'est sans péché. Ceux qu'il méprise, ce sont ceux qui se séparent de lui et que nous nommons apostats5 ». Vous voyez que saint Hilaire ne se contente pas de dire au passé que personne n'a été sans péché; il affirme au présent que personne n'est sans péché ; quant aux raisons, je n'ai pas à les examiner. Il me suffit de remarquer que celui qui refuse de croire au témoignage de l'apôtre saint Jean, s'écriant « Si nous disons que nous sommes » et non pas seulement que nous avons été « sans péché6 », refusera à plus forte raison de croire à la parole de saint Hilaire. Je défends donc la grâce de Jésus-Christ, sans laquelle personne n'est justifié, quelle que soit, du reste, la puissance du libre arbitre. Mais Jésus-Christ lui-même a mieux que tout autre affirmé la nécessité de sa grâce ; acceptons donc cette solennelle parole: « Sans moi vous ne pouvez rien faire7 ».
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