Chapitre X.
Lorsque Chosroès remonta sur le trône de Perse, le vaillant Sempad Pagratide (Pagradouni) livra une quantité innombrable de combats aux ennemis de ce prince. Il s'illustra par les plus grands exploits, vainquit et défit complètement les adversaires du roi, et les jeta à ses pieds. Chosroès en fut frappé d'admiration, et Sempad devint extrêmement agréable à ses yeux. Il lui fit une grande quantité de largesses et de présents, le traita avec la plus grande distinction, et le créa marzban de l'Hyrcanie (Vrkan).1 Sempad étant allé dans ce pays y trouva une population composée de prisonniers Arméniens qu'on avait transportés dans le Turkestan (Tourk'hasdan), du côté d'un grand désert nommé Sagesdan ; ils avaient oublié leur langue, et leurs livres étaient en petit nombre. Quand ils virent Sempad, ils furent très contents ; et, par son ordre, ils reprirent de nouveau les usages de leur patrie, apprirent leur langue qu'ils avaient oubliée, et s'instruisirent dans l'écriture arménienne et dans la Foi chrétienne. Il leur donna même un évêque nommé Apel, qui fut ordonné par le grand patriarche Moïse. C'est ainsi que fut fondé un diocèse dépendant du grand siège de Saint-Grégoire, en Arménie ; il subsiste encore aujourd'hui. Sempad, après avoir livré avec beaucoup de courage un grand nombre de combats aux ennemis de Chosroès, les soumit à sa puissance. Chosroès conçut alors une grande amitié pour ce prince, lui fit de grands et magnifiques présents, lui conféra des dignités, et lui ordonna d'aller visiter le pays qui l'avait vu naître.2 D'après cet ordre Sempad fit ses dispositions pour se rendre dans sa patrie ; il sollicita la permission de fonder une église sous le nom de saint Grégoire, dans la ville de Tovin. Le roi lui accorda facilement sa demandé. En conséquence de cette permission, Sempad se dirigea vers son pays. Il trouva l'Arménie sans chef, car le grand patriarche Moïse était mort. Il fit nommer patriarche un certain Abraham, évêque de Rheschdounik'h, du bourg d'Aghpathank'h ; puis il fit jeter les fondements de la sainte église qu'il voulait construire ; il la fit bâtir en superbes pierres de taille, qu'il fit lier avec de la chaux. Elle avait déjà été construite auparavant en briques et en bois par saint Vartan. On rendit suspecte auprès du roi la forteresse que Sempad fit aussi bâtir ; on la représenta comme dangereuse, et aussitôt l’ordre fut donné de la démolir. Cependant le grand patriarche Abraham s'occupait, avec beaucoup de zèle et de vertu, de rétablir l'ordre dans la foi catholique, et de ramener à l'obéissance Kiouriouen qui s'était éloigné du droit chemin, aussi bien que ceux qui étaient avec lui. Mais ceux-ci faisaient fort peu de cas de la vérité ; ils s'attachaient seulement à faire fleurir l'arbre de l’avarice, de l'ambition et des richesses. Du temps de l'infidèle Léon (Lievoune), ils abandonnèrent cette doctrine pour la doctrine apostolique du trois fois saint illuminateur Grégoire, qui leur ouvrit les portes de la lumière de la véritable connaissance de Dieu. Cependant, par l'ordre de Sempad et des autres nakharars, le grand patriarche Abraham rassembla, dans la ville de Tovin, un concile composé d'une grande quantité d'évêques, Ils se réunirent animés d'une fervente piété et d'une grande bienveillance ; ils agirent et s'instruisirent avec la plus louable prudence, apportèrent toute leur attention à la lecture des divines écritures, et cherchèrent le véritable sens des paroles des pères ; puis ils prononcèrent anathème contre Kiourouen, contre ceux qui déchiraient l'église de Jésus-Christ, contre tous ceux qui leur obéissaient et contre tous ceux enfin qui suivaient leur détestable hérésie. On défendit sévèrement à tous les orthodoxes de notre pays de s'unir en aucune manière avec les adhérents de l'impie Kiouriouen, d'entretenir aucune liaison avec eux, de faire aucun commerce avec eux, de leur donner protection, de s'unir avec eux par mariage, parce qu'ils avaient mis le trouble et la désunion dans la saine et vraie croyance. Il fallait qu'ils fissent pénitence et qu'ils revinssent à la vraie doctrine apostolique. Après cela, par l'ordre de l'empereur Maurice, un nommé Jean, du bourg de Pagaran, dans la province de Houeg, fut créé patriarche de la partie de l'Arménie qui était soumise aux Grecs. On lui donna pour résidence la petite ville d'Avan, où il fit bâtir une superbe église, qu'il orna partout magnifiquement pour être le lieu de sa résidence. Le grand patriarche Abraham dont j'ai déjà parlé habitait dans la ville de Tovin, soumise à la domination des Perses. Le fleuve Osad formait alors la limite entre les deux empires. Jean était un homme vrai et juste, vertueux dans ses mœurs. Il n'était pas uni avec ceux qui admettaient la doctrine du concile de Chalcédoine ; mais il éleva un trône rival du trône patriarcal, rompit l'unité du patriarcat, et la divisa en deux parties qui, par la suite, furent opposées. Cependant Sempad, après s'être distingué par beaucoup d'actions courageuses et par beaucoup de travaux, combattit deux fois contre Ep'hthal (Iephtaghé), roi des Huns (K'houschank'h), et le tua. Il mourut ensuite, accablé de vieillesse, dans la ville de Dizpouen. On porta son corps en Arménie, et on l'enterra à Taronk'h (Tarouink'h), dans la province de Gog (Kouek). Les troupes de Maurice s'étant révoltées contre lui, le tuèrent dans son palais et mirent à sa place Phocas (Phouekas). Ce dernier s'avança avec une armée considérable dans la province de Pasen, pour soumettre l'Arménie à son pouvoir. Aschod marcha alors vers l'Arménie par l’ordre de Chosroès, combattit et vainquit les troupes grecques, qui laissèrent un grand nombre de morts sur le champ de bataille. Il livra encore une autre bataille près de Karin, prit cette ville et, deux ans après, en transporta les habitants dans la ville de Hamadan (Ahmadan). Le vieux patriarche Jean, qui s'était réfugié à Karin, fut emmené en captivité avec eux et mourut à Hamadan. On transporta son corps dans le bourg d'Avan, et on le plaça près de l'église qu'il avait fait construire ; il avait occupé le siège patriarcal pendant vingt-six ans. Dans la même année le grand patriarche Abraham, ayant achevé le cours de sa vie, sortit de ce monde, après avoir rempli les fonctions de patriarche pendant vingt-trois ans. On loi de ona pour successeur Gomidas (Kouémidas), du bourg d'Aghtsits, gardien du tombeau de sainte Hrhip'hsime, et ensuite évêque des Mamigonéans, dans le pays de Daron. Cependant Heraclius (Hiéracli) tua Phocas, et se fit déclarer empereur avec son fils. Puis il rassembla une nombreuse armée et marcha vers la Syrie. Siroès (Khouerhiem) prit alors Jérusalem par l'ordre de Chosroès ; il y tua une quantité innombrable d'hommes, en emmena beaucoup en captivité, entre autres le patriarche Zacharie (Zak'haria). La sainte croix de Jésus-Christ tomba aussi en son pouvoir. Dans le même temps notre grand patriarche Gomidas fit construire un magnifique, superbe et admirable tombeau pour les saintes Hrhip'hsimianes, qui, jusqu'alors, n'en avaient eu qu'un petit et médiocre ; ce qui fut une grande consolation spirituelle pour les Arméniens. On apposa sur ce tombeau le sceau de saint Grégoire, celui de saint Isaac, ensuite celui du grand patriarche Gomidas, afin qu'on n'osât pas l'ouvrir ; après cela on le consacra. La taille de sainte Hrhip'hsime était presque de huit palmes et quatre doigts. On fit bâtir une église ; on rassembla les reliques de la sainte, et on lui prépara un tombeau dans cet endroit. Après quoi on détruisit le dôme de bois qui le couvrait, et on éleva à sainte Hrhip'hsime un superbe et magnifique monument dans l'église des patriarches, à Vagharschabad. Cependant Kobad, fils du premier Chosroès, tua le second Chosroès, roi de Perse, et s'empara du trône. Kobad donna la dignité de marzban, en Arménie, à Varazdirots3 (Varazdirouets), fils du vaillant Sempad ; puis il l'envoya dans ce pays. Lorsque Varazdirots arriva, il trouva que le grand patriarche Gomidas venait de mourir, après avoir occupé le siège patriarcal pendant huit ans. Un nommé Christophe (K'harsdap'houer), de la famille des Abrahamiens (Aprahamiéank’h), le remplaça, d'après les conseils de Théodore (Théouetouéroues), seigneur de Rheschdounik'h. On raconte qu'il fut victime d'une calomnie : comme il était embarrassé pour parier, on l'accusa auprès de l'asbied4 Varazdirots de faire du mal à ses frères ; on répandit contre lui beaucoup de bruits ; on fit parler les domestiques de sa maison et un grand nombre de méchants ; ils inventèrent d'horribles mensonges. Ensuite on le fit condamner, non selon les lois véritables de la justice, mais selon le caprice de ses ennemis, et on le priva de ses honneurs. Mais lui ne s'opposa pas à leur mauvais dessein, et alla bâtir un ermitage auprès du bourg d'Oughiéats, dans la province de Maséatsodn (Masiéatsouedn). Beaucoup de solitaires y vinrent se réunir à lui ; ils illustrèrent leur ermitage par leurs rudes travaux, leurs jeûnes rigoureux, leurs saintes prières et leurs longues veilles. Christophe occupa le trône patriarcal pendant trois ans. On créa patriarche en sa place Esdras (Iezr), du bourg de P'harhadjnagerd (P'harhadznakierd), dans la province de Nig ; il était concierge de Saint-Grégoire. Du temps de ce patriarche, Kobad, roi de Perse, mourut, laissant le trône à son fils Ardeschir, encore enfant. L'empereur Heraclius (Hiérakli), par amour pour la religion chrétienne et pour le saint signe de la croix, créa roi de Perse Siroés, afin qu'en récompense ce prince lui rendît la croix du Seigneur. Siroès alla à Dizpouen, tua le jeune roi Ardeschir, et envoya aussitôt à l'empereur la croix de Jésus-Christ. Il fut massacré par ses soldats dans l'endroit où ils exerçaient leurs chevaux ; ils placèrent sur le trône Pourandokht (Pépouer), fille de Chosroès et femme de Siroés. Après sa mort on donna la couronne à un nommé Chosroès, de la race de Sassan ; son successeur fut Azmik, fils de Chosroès. Après Azmik, Hormisdas (Ouermizd), petit-fils de Chosroès, monta sur le trône ; on le fit étrangler. Iezdedjerd (Iazkierd), autre petit-fils de Chosroès, lui succéda. Quand l'empereur Heraclius eut en son pouvoir la croix de Jésus-Christ, il la fit remettre dans sa place accoutumée. Le général Méjej Gnounien (Majij Gnouni) fut envoyé en Arménie par Heraclius. Il ordonna au patriarche Esdras de se rendre auprès de l'empereur avec ses adhérents pour faire une confession de foi : Si tu ne consens pas à t'y rendre au moins seul, dit-il, nous ferons un autre patriarche. On recommanda à Esdras d'obéir, quoiqu'il ne pût pas quitter le troupeau de fidèles qu'il devait conduire. Il alla auprès de l'empereur, mais il ne fut pas accompagné par Jean, concierge de Saint-Grégoire, qui était un philosophe accompli et très savant dans la connaissance des saintes écritures et de la nature divine ; il n'amena avec lui qu'un fils de sa sœur, qui était à peine instruit. Quand il fut en présence de l'empereur, on lui demanda son acte de foi : il en écrivit un aussitôt et le donna. Dans cet acte il prononçait anathème contre tous les hérétiques et contre ceux qui étaient opposés au concile de Chalcédoine. Esdras et ceux qui étaient avec lui, par sottise et par ignorance complète des saintes écritures, ne s'aperçurent pas de l'odieuse ruse des hérétiques ; ils remirent un écrit signé de leur main à l'empereur, comme s'ils avaient attendu une récompense de leur détestable perfidie. L'empereur traita, après cela, le patriarche avec beaucoup de distinction, le combla de présents, et lui donna la troisième partie de la ville de Goghp (Koueghp) avec la totalité de son territoire. Le patriarche retourna ensuite avec pompe dans le lieu de sa résidence. Lors de son arrivée, tous les ordres des prêtres de l'église se hâtèrent d'aller à sa rencontre selon l'usage accoutumé. Le philosophe Jean, dont j'ai déjà parlé, ne sortit pas pour remplir ce devoir ; il entra dans l'intérieur de l'église. On lui demanda pourquoi il n'allait pas au devant du patriarche Esdras, et quelques personnes même lui dirent avec un air d'accusation : Pourquoi ne venez-vous pas au-devant de lui pour faire l'acte d'adoration ? Jean leur répondit : Comment pourrais-je regarder comme un devoir de sortir pour saluer ou pour adorer un homme qui a renversé les canons des saints pères orthodoxes, et qui veut nous rendre semblables aux hérétiques soumis à l'odieux contrôle de Chalcédoine ? Mais ensuite, par l'ordre d'Ezdras, on alla trouver Jean, et on l'amena malgré lui dans le palais patriarcal. Quand il y fut arrivé, le patriarche lui dit d'un ton menaçant : Vous avez agi avec orgueil et avec insolence, et c'est cette maladie de votre Cœur qui vous a empêché de venir me voir. Jean lui répondit : Je ne suis ni insolent, ni malade, mais je consens à être le zélé défenseur de la vérité Au reste il est bien juste qu'on voué appelle de votre nom Esdras (limite) ; car vous avez détruit et renversé en Arménie la limite de la foi des saints pères orthodoxes, et vous avez anéanti la vraie doctrine apostolique en agissant comme du temps de l'impie Léon. Esdras ordonna ensuite qu'on le frappât sur le cou et sur le menton. Jean éleva alors ses mains vers le ciel, et dit : J’irai demander satisfaction de ce traitement devant un tribunal, et demander pourquoi j'ai été accablé d'outrages à cause d'un nom respectable. Il s'en alla après avoir prononcé ces mots, et il porta ses pas vers le monastère de Maïri (Maïrouets), au pied de la montagne où est situé le fort de Pdchéni. Jean fixa sa résidence dans cet endroit. Plus tard le patriarche Esdras changea le nom du monastère de Maïri en celui de Maïragoma (Maïriégouem) ; et le philosophe fut appelé Jean Maïragometsi (Maïrégouemietsi). Le patriarche ordonna que l'on chassât Jean de ce lieu. Celui-ci se retira dans la province de Gartman et s'y distingua par ses mœurs exemplaires. Dans la suite il fut accusé par la voix publique d'avoir introduit la détestable hérésie dans la sainte église. Mais, moi, je ne puis croire à ces bruits ; car, comment cet homme aurait-il pu conseiller de détruire l'édifice de la vraie foi ? Je pense, dans le fond de mon cœur, que c'est par jalousie et par haine qu'on a répandu ces bruits contre lui. Au reste, on a aussi prétendu que son disciple Sergius (Sargis) avait fait germer la détestable hérésie. Quant à celui-ci, je ne le défendrai point, parce que j'ai lu de lui un écrit dangereux, aussi Jean l'éloigna-t-il de sa personne, et c'est pour cela que je dis qu'il n'était nullement dans les desseins de ce dernier de participer à l'hérésie. Le patriarche Esdras fit bâtir un tombeau pour sainte Gaiané, qui jusqu'alors n'en avait eu qu'un obscur et peu convenable. On détruisit l'ancien, et on en construisit un en pierres de taille, un peu plus grand et plus magnifique. On l'orna richement de tous les côtés, et on y attacha un nombre considérable de prêtres pour chanter les louanges de Dieu.
Vergan est la transcription française du nom arménien Vrkan, que portait un pays qui paraît correspondre à l'Hyrcanie des auteurs occidentaux. ↩
Saint-Martin (Mém. I, 333) dit que Chosroès II confia le gouvernement de l'Arménie à Sempad, en l'année 593 de notre ère, et que ce dernier mourut, en 601, à Madaïn, capitale de la Perse. ↩
Selon l’auteur qui est cité dans la note précédente, Varazdirots conserva jusqu'en 632 la dignité de marzban (Mém. I, 335). C'est dans cette année qu’Iezdedjerd III, dernier roi de Perse, de la dynastie des Sassanides, fut vaincu par Saad, l'un des généraux du khalife Omar. Les Arabes envahirent la plus grande partie de ses états ; et, peu après, l'Arménie se soumit presque tout entière aux empereurs grecs. ↩
Le titre d’asbied que donne le patriarche Jean à Varazdirots, marzban d'Arménie, correspond à celui de chevalier. Il dérive du zend aspô, ou du persan asp, cheval. ↩
