Chapitre CLXVIII.
Ces horribles bouleversements et la lie amère que buvaient nos maîtres s'étant approchés de moi et des fidèles, les infidèles se répandirent partout ; les déluges de feu, produits par les orages de la méchanceté des Arabes, causèrent beaucoup de chagrins et de maux. Tétais tourmenté par un sentiment de compassion qui m'est propre et naturel. Un grand nombre de fidèles criaient autour de moi ; ils s'enfuirent promptement et, à cause de leur effroi, ils allèrent loin de cette vallée des tourments. Les clercs de l'église, qui étaient auprès de moi, saisis d'une extrême terreur, vinrent devant la porte de ma maison ; ils me prièrent de me réfugier le plus loin possible, de ne point prendre de colère, de me rappeler l'ordre du seigneur, de fuir de ville en ville et de ne point résister au méchant. Quant à moi, malgré le danger évident, je ne songeais pas à m'éloigner de la mort par la fuite ; mais mon esprit était en proie à la douleur que me causait l’erreur insensée des infidèles. Ils me donnaient à penser que peut-être ils cachaient leurs filets pour dissimuler plus facilement leur perfidie, pour faire apostasier les enfants de l'église, ou bien pour leur inculquer les désastreuses doctrines de l'impie Mahomet, et pour effacer enfin les excellentes instructions qu'ils ont reçues de nous. Comme l'esprit des infidèles est aveuglé, nous implorons avec sincérité les grâces de Dieu, afin qu'il daigne nous accorder sa miséricorde, qu'il éloigne les ténèbres de la nuit pour faire briller la lumière de l'aurore, et qu'il réveille subitement notre zèle, attendu qua nous sommes tombés de nouveau dans une nuit sombre. Tous ceux qui ont été avec nous sont plongés dans l'étonnement, parce que nous avons vu que le soleil de l'aurore de la justice est couvert de ténèbres, tandis qu'on était persuadé que ce n'était pas le temps de l'obscurcissement du soleil. Nous pensâmes que c’était là un signe certain d'avertissement que le seigneur Dieu nous montrait. Cependant on supportait les maux avec des sentiments de fraternité ; ce qui empêchait chacun de s'éloigner pour fuir les chagrins et les afflictions. Pour moi j'étais dans le doute, quoique je ne fusse ni souillé des débordements des pécheurs, ni retenu captif, comme eux, par les liens du péché. Alors je me hâtai de m'en aller bien loin, et de me séparer d'eux avant que le mal n'arrivât à son comble. Je me fondais dans cette démarche sur le prophète Elie et sur Pierre (Bedros), le chef des apôtres. Etant donc sorti du monastère, qui avait été brûlé, je me rendis (avec les clercs) dans l'endroit où séjourna saint Isaac (Sahak) et qui est situé dans une gorge du mont Gegh. Nous allâmes ensuite tout droit dans une petite vallée qui est en face, et où des bêtes féroces avaient leur repaire. De là nous passâmes dans un désert habité par des religieux solitaires, dans l'île de Sevan ; ces religieux n'ont aucuns biens, au milieu de beaucoup de possessions qui sont abandonnées aux animaux et aux bêtes féroces, et ils ne s'occupent d'aucun autre soin que du salut de leurs âmes. Nous fûmes tous reçus dans cet endroit avec douceur, avec fraternité ; et, conduits par la bénédiction de Dieu, nous y restâmes quatre jours, en nous livrant à l’espoir d'un meilleur avenir. Mais ensuite nos esprits se trouvèrent aussi flottants qu'une barque qui s'élève à chaque instant sur les flots. Le cœur de chacun de nous était agité comme un champ d'orge que le vent met en mouvement. Nous semblions être cachés entièrement pour reparaître ensuite au-dessus d'un abîme profond. Nous retournâmes de nouveau sur nos pas et nous allâmes, d'un autre côté, vers les chefs de la sainte église. C'est contre notre désir, nous disaient-ils, que nous laissons ces biens sans en prendre soin, et que ces possessions sont envahies par des bêtes féroces ; c'est de notre plein gré que nous offrons ce présent à l'arabe Nesr. Peut-être est-il conforme aux désirs de Dieu que nous obéissions aux volontés de cet infidèle, pour que notre mère Sion ne soit pas tout à fait sans postérité issue des enfants de son lit. C'est pourquoi nous restons dans notre lieu saint, et nous bénissons le nom de notre Seigneur. Ce conseil amical fut entendu de tous ceux qui étaient témoins oculaires. Après cela nous continuâmes notre route et nous marchâmes jusqu'à un lieu de résidence où je possédais un petit fort nommé Piourakan, que j'avais acquis à prix d'argent et embelli par diverses constructions. J'y avais fondé une église dont les magnifiques voûtes étaient en pierres d'une grande dimension ; elle avait été décorée par la main d'un peintre. J'avais fait aussi construire là un monastère que des solitaires habitaient.
