Chapitre XXVIII.
Dans ce temps-là Gagig (Kakik) Ardzrouni se rendit célèbre par sa prudence, ses bienfaits, sa vaillance et son extrême sévérité ; il était beau-père du grand ischkhan Aschod dont j'ai déjà parlé plus haut. Le grand ischkhan le trompa par de spécieuses promesses et par la. méchanceté perfide de son cœur. Sous le prétexte qu'il aimait les voluptés, Gagig fut arrêté et chargé de chaînes de fer par les trois frères, Aschod, son gendre, Gagig et Gourgen1 (Kourken), qui, d'un consentement unanime, le firent jeter dans une prison, et s'emparèrent de sa principauté. Le grand ischkhan augmenta de toutes ses possessions sa domination.
Le roi Sempad n'y consentit qu'avec regret ; il ne voulait pas que cela fût ainsi, parce que l'ischkhan Gagig n'avait mérité aucun châtiment, et qu'attaché de cœur au roi il avait toujours porté avec soumission le joug de l'obéissance.
Après ces événements le roi Sempad voyant que la paix était solidement établie en Arménie, et que les nakharars étaient unis avec lui par un serment d'amitié, conçut le dessein de se mettre en marche pour aller fonder et établir sa domination sur la province de Daron et sur tout le pays d'Aghdsnik'h, afin que la souveraineté des peuples de ces contrées ne sortît pas de la domination naturelle.
En conséquence de ces dispositions, le grand ischkhan arabe, Ahmed, qui gouvernait la Mésopotamie de Syrie jusqu'à la Palestine, fit arrêter prisonnier Abelmakhra, qui, par son mariage, était allié avec les Ardarouniens, et qui, en secret, professait la religion chrétienne. Il gouvernait le pays d'Aghdsnik'h à la place des anciens gouverneurs militaires. On le mit dans une prison. Il avait acquis la principauté de ses pères et commandait aux habitants du mont Sim.
Abelmakhra étant mort quelques années après, David Pagratide, grand ischkhan de Daron, nomma à. sa place le fils de son frère Gourgen. La guerre éclata entre lui et Ahmed, et le premier fut tué dans le combat. Alors Ahmed avança pied à pied, s'efforçant de devenir le seul maître de ces contrées. C'est pourquoi, au moyen d'un mariage, le fils du grand ischkhan David contracta une alliance avec Schahpour (Schabouèh), frère du roi. Il se plaignait très fréquemment à lui de son malheur et de la méchanceté d'Ahmed, qui l'avait dépouillé, et il lui montrait manifestement qu'il était venu à cause de cela.
Sur ces entrefaites le roi fit rassembler les nakharars arméniens, avec toutes les troupes ; et lorsqu'il eut réuni six mille hommes, il se mit en marche et parvint jusqu'en face des montagnes qui sont à l'orient de Daron.2 Il campa en cet endroit, et de là il observa l'état des affaires. Lé barbare tyran Ahmed campa à l'occident de Daron, sûr les bords de l'Euphrate. L'ischkhan du Vasbouragan, Gagig, était alors auprès d'Ahmed pour traiter d'alliance en secret ; mais, par une noire perfidie, feignant de satisfaire au désir du roi, il se mît en marche du côté du midi, arriva vis-à-vis du grand bourg nommé Houeghs, et s'avança vers les confédérés avec le dessein, disait-il, de faire les choses les plus convenables pour terminer les affaires par la paix ou par la guerre. Le roi ne pensant pas qu'il venait pour espionner, alla au-devant de lui. Gagig profita de cette confiance et instruisit Ahmed de son perfide projet : à l'instant même ils firent un pacte ensemble. Il invita le roi à s'avancer lui-même et à amener avec lui une grande quantité de troupes, en marchant à travers des montagnes et des rocs arides, remplis de ravins pierreux, par où il paraissait impossible que toutes les troupes pussent passer. Beaucoup de soldais tombèrent exténués de soif ; et toute l'armée, par les excessives privations qu'elle eue à souffrir, se trouva abattue, lassée, fatiguée, et tomba dans une extrême faiblesse. Elle était accablée, plongée dans la plus grande consternation et considérablement diminuée, lorsqu'enfin on s'approcha d'un bourg nommé Thoughth, où il y avait de l'eau. Quand l'armée fut arrivée dans cet endroit, die s'y arrêta pour prendre quelque repos. Cependant Ahmed, d'après l'avis que lui avait donné Gagig, rassembla ses forces pendant la nuit, un peu avant l'aurore. Ces barbares s'avancèrent, dévastant et détruisant tout ce qui était sur leur route : bientôt ils arrivèrent en vue des troupes fatiguées ; et couverts de leurs cuirasses et de leurs somptueuses armes, ils furent bientôt à cheval en présence de l'ennemi. Le roi alors parcourut le champ de bataille ; en voyant le ravage qu'on avait déjà fait, il reprit courage et en inspira à ceux qui le suivaient. Il fit amener son cheval, et espérait défaire complètement toute cette troupe de paysans ennemis qui s'avançaient contre lui, Gagig reconnut que l'on se préparait à combattre vaillamment ; l'odeur de la mort venait jusqu'à lui, ce qui servait à merveille son cœur méchant et son perfide dessein. Il envoya des courriers de tous les côtés, donna l'ordre de plier sa tente et fit porter ses bagages sur les derrières. Quand la multitude vit cela, on pensa qu'il avait raison, et tout le monde en fit autant. Mais le roi, ayant remarqué ce qui se passait, jugea que ces dispositions ne promettaient pas des chances assez heureuses pour continuer le combat ; chacun alors tira de son côté, et l'on finit par prendre la fuite. Le jeune, beau et inexpérimenté Aschod, fils de la sœur du roi, et l'un des grands nakharars d'Arménie, se retira ensuite ; il fut accompagné par d'autres seigneurs guerriers, d'un moindre rang, au nombre de cinquante, plus ou moins. Les troupes se dispersèrent et retournèrent chacune dans leur pays.
Le roi alla se fixer dans la province de Pagrevant, pour s'y reposer de la fatigue de ses travaux. Cependant le perfide ischkhan Gagig s'efforçait de cacher avec soin sa perfidie dans le fond de son cœur, feignant d'ignorer ce qui était manifeste et ce qui était caché. Lorsqu'il se rendit à Van, dans la province de Dosb (Douesl), il s'occupa à s'égayer, à jouer, et à passer le temps dans les festins, avec une grande perversité de cœur, car il s'amusait sans faire la moindre attention à l'avenir. Le lendemain, il se revêtit d'une robe royale, et, monté sur sa mule, il se promenait en pompe sur les chemins. Gagig, frère du grand ischkhan Aschod, et deux hommes de la race des Amadouniens, qui entraient dans son projet, s'avancèrent contre celui qui s'était élevé et qui affectait l'empire ; ils le livrèrent pour pâture à l'épée ; il tomba à terre et mourut. On l'enterra auprès de ses ancêtres. Aschod, qui avait été enchaîné, s'en alla tranquillement avec ses frères dans sa propre principauté.
Avant cela deux grands ischkhans, déjà avancés en âge, Mouschegh, ischkhan de Mog (Mouekk'h), et Gourgen, ischkhan d'Andsévatsi, avaient été d'un avis contraire dans un conseil. Enflammés de colère par suite de cette altercation, ils se firent une violente guerre. Mouschegh, ischkhan de Mog, fut tué dans le combat par Gourgen lui-même. Au bout d'un espace de deux ans, selon ce qu'on raconte, Gourgen, monté sur un superbe cheval, passa un petit torrent ; le cheval s'emporta subitement et jeta par terre l'ischkhan, qui tomba à la renverse et mourut sur le lieu même ; on enleva son corps pour l'ensevelir dans le tombeau de ses pères. Son fils, le grand Adom (Adouem), hérita de sa principauté après lui.
