Chapitre XXXV.
Dans ce temps-là le grand ischkhan des Ardzrouniens, Aschod, issu de la race du roi Sénékhérim, parcourut dans tous les sens ses possessions avec une armée peu nombreuse ; il arriva dans une petite vallée nommée P'houéraklempa. Vers le soir on s'arrêta dans une plaine, et, à cause de la saison d'hiver, on entra et on se plaça dans les bâtiments et les maisons, comme les Gabaonites avaient fait avec l'arche. Hasan Ardzrounien, fils de Vasag, qui avait renié Jésus-Christ et qui était fils de la sœur du père de l'ischkhan Aschod, avait pour demeure fixe un fort appelé Sevan (Siévan). Quand il apprit que l'ischkhan était campé à P'houéraklempa, il s'imagina pouvoir le tromper avec perfidie. Il rassembla donc secrètement des troupes qu'il disposa pour son dessein ; c'étaient des hommes armés d'arcs, de lances, d'épées et de forts boucliers, habiles au maniement des armes. Ensuite lui et ceux qui étaient auprès de lui mirent leurs chaussures, s'avancèrent promptement, et arrivèrent, pendant la nuit, auprès du lieu où était l'ischkhan. Hasan s'approcha ; puis il cerna P'houéraklempa et tint sévèrement assiégées toutes les portes des maisons où étaient l'ischkhan avec les siens, pensant que c'était l'instant favorable pour s'emparer d'eux et les retenir prisonniers par la force. Appuyé sur sa lance et léger comme une chèvre, il se jeta dans la maison où se trouvait l'ischkhan ; il la parcourait dans tous les sens, et, avec ses pieds, il y faisait un grand bruit. Aussitôt qu'il fut entré dans cette maison, tout son monde s'y introduisit. Aux cris et aux paroles de ceux qui étaient entrés, on reconnut bientôt Hasan ; on le prit et on l'amena devait l'ischkhan. La plus affreuse confusion s'étant bientôt mise dans les rangs des troupes de Hasan, elles disparurent promptement, comme un tourbillon de poussière produit par une tempête ; on en fit un grand carnage ; on creusa une fosse profonde, dans laquelle on entend tous ceux qu'on avait tués. Par l'ordre de l'ischkhan Aschod, Hasan chargé de fers fut jeté dans une prison ; l'ischkhan le prit, ensuite avec lui et l'amena devant le fort de Sevan pour demander qu'on en ouvrît les portes. Mais, quoique menacés d'y être contraints par la force, la mère de Hasan et son frère de mère et non de père ne voulurent pas les ouvrir, ne pouvant se fier aux promesses que leur faisait l'ischkhan, parce qu'il ne laissait pas Hasan libre de ses fers. Le roi Sempad se mêla de cette affaire ; il me pria de me rendre sur les lieux pour l'arranger, et pour parvenir à sauver Hasan en dissuadant sa famille de tenir fermées les portes de la forteresse. Je me mis donc en route, et arrivé auprès de la princesse, je la décidai à rendre la place, afin de délivrer Hasan de la crainte de la mort et de l'arracher des fers. J'allai ensuite vers le grand ischkhan, et j'exigeai de lui que, par un puissant et redoutable serment, il s'engageât à laisser Hasan libre, sain et sauf. Je reçus son serment, et après cela on lui remit la forteresse. Mais ce fut en vain qu'il avait juré ; car quelques nobles perfides le trompèrent, crevèrent les yeux à Hasan et l'aveuglèrent, en causant, par ignorance, la perte de leurs âmes. Tous les grands qui, dans la convention conclue, avaient été les médiateurs et les garants, éprouvèrent une répugnance extrême pour une telle action et s'y opposèrent de toutes leurs forces, parce qu'ils comprenaient qu'elle serait la cause de la mort de leurs âmes, et qu'il ne leur était pas permis de compromettre de la sorte leur salut. Quant à moi, je reconnus que les paroles par lesquelles j'avais enchaîné l'ischkhan avaient, en définitive, occasionné le crime qui venait d'être commis, et je m'en retournai le cœur rempli de chagrin et de tristesse.
Au bout d'un an le corps d'Aschod éprouva les effets inévitables d'une conduite insensée et honteuse. Ce prince périt à la fleur de l'âge, plongé dans le violent chagrin que lui causaient les péchés qu'il avait commis.
Après lui son frère Gagig gouverna sa grande principauté, et le roi Sempad créa son jeune frère Gourgen marzban des Arméniens.
Quand le roi Sempad apprit que Youssouf (Iousoup'h) avait succédé à son frère Afschin dans la dignité d'osdigan, il résolut, dans son esprit, de faire cesser toute perfidie et toute crainte, ou de conclure avec Youssouf un pacte d'amitié dont toutes les conditions fussent conformes à leurs idées et surtout à leurs paroles, autant cependant qu'elles seraient équitables. Il écrivit une lettre, et envoya des courriers pour porter de magnifiques présents à l'amirabied des Arabes,1 à Babylone ; il demandait que l'on écartât tout ce qui était un motif de séparation entre lui et cette nation, et que l'on n'exigeât rien qui fût en contradiction ou en opposition avec l'équité divine, affirmant qu'il serait toujours porté à ce qui est bon, et opposé à ce qui est mauvais. Quand on eut pris connaissance du message et lu la lettre, on accorda, avec beaucoup de contentement, à Sempad ce qu'il demandait en exigeant si peu ; on le confirma dans la dignité royale et on consentit à tout ce qu'il désirait, ce qui le satisfit complètement. On lui envoya une magnifique robe royale, un diadème, une ceinture d'or, enrichie de pierreries, une superbe épée et des chevaux aussi agiles que des poissons et couverts de magnifiques ornements. Lorsque le roi reçut tous ces présents, il fut content et pénétré de la plus grande joie. Depuis ce moment il se montra soumis et ne cessa de porter le joug de l'obéissance qu'il devait à l'amirabied. C'est ainsi qu'il put gouverner tranquillement et satisfaire ses goûts royaux dans toute leur plénitude.
Dans ce temps le grand sbarabied des Arméniens, Schahpour, frère du roi Sempad, finit sa vie avant le terme ; il mourut, et quittant l'amour méprisable de la vie, il alla rejoindre ses pères. Le roi Sempad se mit en marche avec son armée et tousses parents, et versa des larmes sur le corps de Schahpour, que l’on déposa ensuite auprès de ses ancêtres dans un tombeau de pierre, au grand bourg de Pagran.
L'amirabied dont il s'agit ici est Moktafi, qui parvint au khalifat l’an 902 de notre ère. C’est à cette même année que se rapporte la date de l'ambassade que lui envoya le roi Sempad. ↩
