Chapitre CLXXXIII.
Tout ce qui se passa au fort de Piourakan était arrivé le 10 du mois d'ahki,1 l’an 332 (883 de J. C.) de l'ère de Thorgoma. Ensuite l'armée arabe, humide de sang, rassembla en totalité, dans une plaine, le butin, le produit du pillage, les dépouilles qu'elle avait enlevées aux morts, et une grande quantité de bestiaux et de bêtes de somme. Les infidèles emmenèrent captifs les enfants et les femmes des hommes tués. Ils portaient en l'air, en signe de triomphe, les têtes des personnages distingués qu'ils avaient mutilés, et ils faisaient retentir l'air des cris de leur triomphe et de leurs chants, qui étaient honteux et insultants pour nous. C'est ainsi qu'emmenant de force tous ceux qui avaient été faits prisonniers, ils continuèrent leur marche. On n'entendait, parmi les chrétiens, que des cris et des plaintes lamentables, on ne voyait que des larmes, qui ne tarissaient pas ; une grande multitude de femmes et d'enfants poussait de violente gémissements. Le cœur de tous ceux qui se trouvaient témoins de cet affligeant spectacle était frappé des coups les plus rudes et les plus affreux, et la porte des larmes s'était tout à fait ouverte. Mais ceux dont les cœurs étaient profondément blessés parce qu'on avait versé à torrents le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs maris et de leurs enfants, qui avaient été offerts en victimes à Jésus-Christ, ceux-là fondaient leur espoir sur les forts et élevaient leurs bras vers le ciel, en suppliant le Seigneur de les délivrer des mains des infidèles et de l'horrible impiété, et en s’exprimant ainsi : Que les pieds des arrogants ne viennent point sur nous ! Que la main des pécheurs ne nous effraye pas ! Avec l'armée arabe il y avait deux hommes qui marchaient devant avec les prisonniers ; l'un conduisait la série militaire ; l'autre, la série civile, et ils étaient chargés de prononcer clairement les noms de chacun des captifs. Quand on fut arrivé devant l'impie osdigan, on lui présenta les prisonniers, les principaux chefs choisis par Dieu, les dépouilles et le butin, ce qui l'étonna beaucoup et lui causa une grande joie. Peu après il donna l'ordre d'éloigner de sa présence tous les captifs, de les mettre en liberté, et de les laisser aller où ils voudraient. Tout cela arriva ainsi parce que les prières des saints qui avaient reçu la mort rappelèrent au souvenir de Dieu les fidèles qui avaient survécu. Ce fut la miséricorde du Seigneur qui inspira à leurs ennemis le désir de les épargner, et qui fit entrer des sentiments d'humanité dans le cœur de tous ces persécuteurs. Il n'y eut qu'un très petit nombre de fidèles qui ne profitèrent pas de leur liberté : dix seulement restèrent cachés parmi les Arabes ; c'étaient tous des enfants. Par la suite je vins à bout de les racheter à prix d'argent, et je leur rendis la liberté, comme étant attachés aux ordres monastiques. Un jour, deux hommes du même nom, qui étaient avec les Arabes et qu'on avait emmenés à la suite des prisonniers pour porter des fardeaux, furent le sujet d'un ordre qui prescrivait de les mettre en jugement et de les conduire devant des juges, afin qu'ils fissent profession de la foi des infidèles, ou qu'ils périssent par l'épée. Lorsqu'on les eut entraînés de force et amenés devant les juges, on vit leurs yeux briller de la plus grande joie ; ils élevèrent leurs cœurs vers Dieu et dirent : Nous ne pouvons pas renoncer à la religion des chrétiens, à Jésus-Christ ni à sa divinité pour passer à l’impiété de Mahomet, qui ne croit pas en Dieu. Nous sommes préparés à mourir pour le nom de Jésus-Christ, et nous persisterons dans notre dessein. Quand on connut leur esprit indomptable, on les fit venir chacun dans une grande place, puis on les donna pour pâture à l'épée impitoyable. C'est ainsi que leur désir de la mort fut éprouvé, connu et apprécié dans un creuset brûlant, comme on éprouve l'argent. Ils s'élevèrent rapidement jusqu'au plus haut des cieux avec les chœurs des anges ; ils furent ornés de la couronne de lumière ; leur vie et leur âme furent dans la joie. Ainsi arriva la fin des saints, le 17 du mois d'ahki. Quant aux guerriers qui avaient livré le fort aux troupes des infidèles, on les amena à la suite des prisonniers, et on les conduisit devant l'osdigan pour qu'ils reçussent leur récompense et les dons qu'on avait promis de leur faire. On devait leur donner une somme annuelle en tahékans, comme gratification. Lorsqu'ils furent en présence de l'osdigan, et qu'ils espéraient recevoir les dons, les récompenses et les gratifications promises, celui-ci ordonna de les faire périr par l’épée. Es eurent ce qu'ils avaient mérité : l'espoir de conserver leur vie se trouva détruit par une mort horrible. Ce fut à leur égard que se vérifièrent les sages paroles des gens instruits, qui disent que ceux qui fondent leurs espérances sur les choses de cette vie meurent sans espérance.
Le mois d’ahki est le neuvième de l’année des Arméniens. ↩
