Chapitre XI.
Dans ce temps-là Varazdirots, fils du vaillant Sempad, qui s'était réfugié auprès de Roustoum (Rhoues-douem), ischkhan de l'Aderbadagan, passa avec ses serviteurs et sa suite auprès de l'empereur Heraclius. Il alla se fixer dans le pays des Grecs, parce que Roustoum avait voulu le faire tuer d'une manière secrète et perfide. A la même époque l'empereur Heraclius donna le titre de curopalate à David Saharhouni,1 et le créa ischkhan d'Arménie ; celui-ci occupa cette dignité avec beaucoup de gloire, et remporta plusieurs victoires pendant l'espace de trois ans. On construisit, par son ordre, une magnifique église dans la petite ville de Mrien. Au bout de trois ans il fut méprisé des nakharars, qui le chassèrent. Par la méchante accusation des nakharars et par leur vaine jalousie, l'Arménie fut longtemps troublée. L'excellent ischkhan Théodore (Théouetouéroues) combattit avec un petit nombre de cavaliers un corps de cavalerie des ennemis. A peu près vers cette époque parut, dans l'héritage de la servante Agar (Hakar), Mahomet (Mahmed), qui, selon Boghoues, naquit dans la servitude du côté du mont Sinaï (Sina), dans le désert. Par la suite il s'enfla d'orgueil, s'éleva contre la loi chrétienne et la véritable croyance des matières, et se plongea totalement dans l'abîme de sa perdition, en ne donnant pas de repos à la soif de son épée, qu'il abreuvait perpétuellement dans le sang des princes, ses ennemis, qui étaient tués ou pris dans les combats livrés aux fidèles. C'est par l'ordre de Dieu qu'il fut orgueilleux et superbe contre la vérité de la foi d'Abraham et des lois de Moïse. Sa connaissance de Dieu était seulement un athéisme qui ne trompait que les esprits des ignorants ; sa croyance est une fausse doctrine ; ses louanges sont l'infamie ; sa foi est une détestable infidélité ; ses sacrifices sont des actions impures ; ses actions généreuses, des actes d'atrocité, parce qu'il donna comme venant du Seigneur une loi qui réglait que le fils de la servante serait héritier comme le fils de la femme libre, et parce qu'il ne distingua pas l'impiété de la véritable foi. Il rassembla une nombreuse armée d'Arabes, vainquit et mit en fuite toutes les troupes d'Héraclius ; il glaça de terreur l'Arabie, les peuples et les nations, qui alors se soumirent à son pouvoir. Les habitants de Jérusalem envoyèrent promptement à Constantinople le vrai bois de la croix de Jésus-Christ, et l'empêchèrent ainsi de tomber au pouvoir des ennemis ; après quoi ils se soumirent à la domination des Arabes (Hagaratsik'h). L'empereur Heraclius mourut ensuite ; son fils Constantin régnait avec lui. Les principaux du pays étaient divisés, et plusieurs d'entre eux ne voulaient pas que Constantin fût leur chef. Dans le même temps, le corrupteur de la race d'Agar fondit sur la Syrie, puis porta la dévastation en Arménie, et, comme un feu dévorant, consuma tout ce qu'il trouva. Ce torrent enflammé parvint promptement dans la province d'Ararad, et détruisit toutes les campagnes. La ville de Tovin fut assiégée et prise. Les épées des infidèles se désaltérèrent dans le sang des habitants. On fit dans cette ville un massacre épouvantable : il y eut trente-cinq mille personnes de tuées ; puis les infidèles s'en allèrent et marchèrent contre la Syrie. Le patriarche Esdras mourut alors, après avoir occupé le trône patriarcal pendant dix ans. Théodore, seigneur de Rheschdounik'h, et les autres nakharars nommèrent en sa place Nersès, évêque de Daïk'h. Celui-ci, effrayé de la grande quantité d'hommes qu'on avait tués dans la ville qui avait été prise, pensa à s'enfuir secrètement, persuadé qu'il ne pourrait soutenir un rang aussi élevé. Mais enfin, vaincu par les prières et les remontrances des nakharars, il se résigna à leur obéir. Lorsqu'il fut élevé sur le trône patriarcal, il fit rassembler et inhumer une certaine quantité de cadavres ; dans le même endroit il rétablit le tombeau du saint martyr Serge (Siergis). Il fit ensuite construire un temple saint sur le puits de saint Grégoire, où l’homme apostolique de Dieu fut jeté au milieu des reptiles ; mais il écrasa sous ses pieds la tête de l'odieux serpent, retira les Arméniens de l'abîme mortel de l'idolâtrie, et leur montra la lumière glorieuse du fils de Dieu. Comme il mit toute sa confiance en Dieu, il ne fut pas accablé par l'esprit méchant et perfide de ses puissants ennemis ; et, malgré leur folie, il fonda d'une manière admirable la grande base et le miraculeux et étonnant tabernacle du Seigneur. Nersès donna au temple le nom de saint Grégoire, et se recommanda, pour le terminer, à la prudence du fondateur Jésus-Christ. Il édifia ensuite une autre église, qui fut le bercail spirituel de la nation Arménienne ; il plaça dans l'intérieur quatre fortes colonnes qui divisaient l'église en quatre parties ; puis il déposa dans ce bâtiment les précieuses reliques de saint Grégoire. On veille perpétuellement sur ce trésor céleste pour qu'il ne soit ni pris, ni souillé, et afin d'honorer la sainte foi chrétienne. Pour l'honneur et la confirmation de la religion chrétienne on ne le déposa pas dans un endroit profond ; mais on le plaça dans le trésor divin, en un lieu extérieur, où il pût et satisfaire les désirs de ceux qui voudraient le voir, et servir à la guérison des malades. Dans ce même temps le grand patriarche Nersès, d'après les ordres de l'empereur Constantin, créa général des Arméniens Théodore, prince de Rheschdounik'h. A cette époque, on livrait des combats dans toutes les contrées du monde. L'amirabied2 des Arabes avait envoyé des troupes qui s'étaient répandues partout, et qui dévastaient toutes les parties de la terre. L'amirabied lui-même sortit alors du désert de Sin avec une immense multitude de troupes ; il s'avança vers la mer du Midi, vers celle de l'Orient, dans la Perse (Bars), le Sagasdan, le pays de Sind, celui de Msram, le Daran, le Makouran et l’Hindoustan. Tous ces pays furent conquis et totalement dévastés ; on renversa tous les royaumes des nations. Après cela on s'avança dans les provinces soumises aux Romains. Cependant l'empereur Constantin fut assassiné traîtreusement par sa mère Martine (Mardiné), qui créa empereur en sa place son fils Héracléonas (Iéraklak). Le général Valentin (Vaghiendin) s'approcha alors, tua Martine et son fils Héracléonas, et créa empereur Constant (Kouesdant), fils de Constantin. L'asbied Varazdirots vint dans le pays des Grecs après cet événement, et le patriarche Nersès fit demander par lui la paix à l'empereur. Ce prince lui donna la dignité de curopalate et celle de gouverneur de l'Arménie. Varazdirots alla prendre l'administration de ce pays, mais il mourut presque aussitôt.3 On porta son corps à Taronk'h, auprès de celui de son père, le vaillant Sempad. Le patriarche Nersès, en l'honneur du père, demanda que la place de celui-ci fût donnée à son fils Sempad. Il demanda aussi que Théodore,4 prince de Rheschdounik'h, fût créé général, parce qu'alors il ne fallait pas se refroidir à cause des mauvais desseins de la race d'Agir sur notre pays.
C’est en l'année 632, selon Saint-Martin (Ibid. 335, 336 et 415), que l'empereur Heraclius conféra le titre de curopalate à David Saharhouni, qui s'était retiré à sa cour depuis sept ans environ, après avoir rempli de 601 à 625 les fonctions de marzban d'Arménie, que Khosrou lui avait confiées. Le même écrivain, dans le paragraphe XXXV qu'il a ajouté au livre LX de l'Histoire du Bas-Empire de Lebeau (t. XI, 331-338), s’est servi de quelques-uns des détails que donne Jean Catholicos sur les événements qui se passèrent en Arménie depuis la lutte de Varazdirots contre Roustoum, jusqu'à la mort du premier de ces deux personnages. Mais il y a joint d'autres renseignements, qui sont tirés de l’histoire des Mamigonéans ou de Daron, par Jean Mamigonéan, et à l'aide desquels il a pu éclaircir ou rectifier en plusieurs points le récit du patriarche. ↩
Amirabied est le titre que les Arméniens donnaient aux khalifes successeurs de Mahomet. ↩
Varazdirots reprit l'administration de l'Arménie en 663, avec le titre de curopalate, et mourut huit mois après (Saint-Martin, Mém. I, 336 et 416). ↩
Théodore mourut en 656, à Damas, auprès du khalife Moawiah. ↩
