Chapitre XXVI.
Cependant le perfide osdigan Afschin, dont nous avons précédemment parlé, voyant que la fortune était favorable au roi Sempad, et que ce prince étendait sa puissance sur les provinces septentrionales en amenant tout le monde à son obéissance par ses manières affectueuses, conçut la pensée de l'attaquer brusquement, de ne point garder l’alliance ni l'amitié qu'il avait contractées avec lui, de rompre son serment de fidélité, de se mettre en observation, et de ne point remplir l’engagement relatif aux tributs. Ce perfide se hâta de semer partout le trouble et la division, et on peut le regarder avec raison comme la cause première des malheurs et de la captivité du roi Sempad, Il était dans le doute et secrètement il rassemblait auprès de lui une grande quantité de troupes ; il en faisait venir de tous les côtés : elles arrivaient promptement, et se portaient sur choque point avec la plus grande rapidité, comme un violent déluge, bouleversât, tourmentant, agitant tout et détruisant la bonne harmonie jusque dans ses fondements.
Le roi Sempad n'eut connaissance de ces mouvements qu’au moment où l'osdigan s’avança jusque Na-khidchévan. Lorsqu'il eut appris cette triste nouvelle, il s'efforça de rassembler promptement des troupes auprès de lui ; mais il ne put aller assez tôt à la rencontre d'Afschin, et l'ennemi parvint jusqu'à la ville de Tovin. Le roi alors se retira dans une place très forte, et envoya des courriers de tous les côtés. Les nakharars, ayant réuni leurs soldats, lui amenèrent promptement une grande armée. Tous les septentrionaux arrivèrent en grand nombre, à la demande du roi. Des hommes vaillants armés de flèches, d'autres armés de lances et couverts d'armures charges de riches ornements, se levèrent avec rapidité et vinrent se réunir dans le bourg de Vazdan, qui est au pied du mont Aragadz.
Le grand patriarche George alla à la rencontre de l'osdigan, espérant être assez habile pour convertir à la douceur le cœur de pierre d'Afschin, et croyant qu'il suffirait d'un pasteur spirituel pour l'amener à la clémence. Quand l'osdigan le vit, il fut au-devant de lui, selon l’usage des serviteurs de l'antéchrist ; mais cherchant à abuser de sa confiance, il l'envoya avec un message vers le roi Sempad, dans l’intention de tromper ce prince par la plus noire perfidie, puisqu'il invitait le roi à venir lui-même le trouver. Le saint patriarche, homme juste et simple de cœur, ne se doutait de rien, et ne savait pas qu'il devait faire tomber son dans un piège et le forcer à se perdre avec lui. Mais Sempad, qui était doué d'une grande prudence et d'une grande sagesse, ne voulut pas se rendre auprès d'Afschin avec le patriarche. D'après l'avis des nakharars, George retourna auprès de l'osdigan. De même qu'à diverses reprises il avait précédemment essayé en vain de l'amener à la conciliation, il ne parvint pas davantage, cette fois, à le persuader, ni à lui faire jurer la pais.
L'osdigan, voyant qu'il n'avait pu tromper le roi Sempad par le message du patriarche, donna l'ordre de prendre George, de le charger de chaînes, de lui mettre des fers aux mains et de le renvoyer ainsi à Sempad. C'est dans cet état que le patriarche vint trouver le prince qui était alors dans son camp, au bourg de Toghs (Touegh). Trois jours après, l'osdigan disposa son armée, la rassembla tout entière et la rangea en ordre de bataille pour combattre le roi. Celui-ci réunît ses vaillants guerriers armés d'épées et ses habiles archers armés de flèches terribles, pour faire parvenir les douleurs de la mort à l'armée arabe. Ce vaillant héros attaqua bientôt les ennemis, les renversa par terre ou les dispersa dans les campagnes ; il éparpilla et mit en déroute le reste de leurs troupes. Toute l'armée des étrangers fut contrainte de prendre la fuite, et ne put conserver ou défendre par la force un seul endroit pour s'arrêter et lui servir d'asile. Cependant le méchant osdigan n'était plus agité comme les flots de la mer ; il n'était plus écumant comme les montagnes ; au lieu de conserver sa féroce et violente colère, il suppliait Sempad de lui accorder la paix, promettant à ce prince de lui payer le tribut royal et de s'engager par serment à ne jamais rompre l'alliance avec lui. Sempad, qui désirait ardemment la paix pour son royaume, consentit sans délai à cette demande. Il envoya à l'osdigan des présents et des dons remarquables par leur magnificence et par leur nombre, et les lui fit porter avec un faste et une pompe dignes d'un roi.
L'osdigan fut renvoyé après cela ; il s'en alla emmenant avec lui le grand patriarche chargé de fers. Chez les ennemis le corps de George fut tourmenté de toutes les façons, sous le poids énorme des chagrins et des afflictions. Ses gardiens ne le quittaient jamais ; ils étaient toujours près de lui pour préparer son lit, pour lui verser de l'eau sur les mains, pour remplir auprès de lui toutes les fonctions domestiques, pour lui présenter les plats, pour lui donner de l'eau à boire afin d'étancher sa soif. Le patriarche, ainsi tourmenté cruellement par de saintes chaînes, baignait chaque jour son lit de ses larmes ; il gémissait sans cesse ; il chantait des psaumes ; il adressait à Dieu de ferventes prières, pour qu'au moins, dans ses souffrances, il ne fut pas privé du bonheur d'arriver au port de la vie.
Après qu'il eut passé deux mois dans cette captivité, l'osdigan arabe lui demanda une grande quantité d'or et d'argent ; pour l'obtenir, il lui envoya une lettre dans laquelle il l'assurait par serment que, s'il donnait la somme indiquée, il lui rendrait la liberté et le renverrait avec honneur dans son siège. Le grand patriarche, après avoir reçu cette communication, en donna avis à l'évêque de la cour patriarcale, à moi et aux autres prêtres de l'église. On écrivit, selon l'usage, et on envoya des messages à tous les généraux, nakharars et ischkhans du pays. Quand ils furent réunis, ils délibérèrent sur la demande de l’osdigan ; et par l’ordre du roi Sempad, ils dépêchèrent promptement quelqu'un au grand ischkhan d'Orient, Hamam,1 parce qu'à cette époque, l’osdigan était allé dans la ville de Phaïdagaran et avait amené avec lui George. Comme il s'avançait rapidement, nous allâmes au-devant de lui. L’ischkhan, ayant demandé que le patriarche lui fût remis, envoya de grands trésors à l’osdigan, plus qu'il ne lui en fallait, et les lui fit porter. Il s'était toujours efforcé de protéger les fidèles, et désirait vivement de voir le grand patriarche : il le traita avec les plus glands honneurs, lui rendit tous les services qui étaient en son pouvoir, lui témoigna beaucoup de respect et Je renvoya en Arménie. Quand le pasteur du bercail spirituel revit ses brebis, il fit, ainsi qu'elles, éclater la plus grande joie ; toutes les églises retentirent d'actions de grâce à pour la cessation de la colère divine, et l’on célébra la gloire de Dieu par des prières continuelles.
Les événements dont parle l'historien, dans ce chapitre, appartiennent aux années 895 et 896 de notre ère. Toutefois il est difficile de découvrir quel est le personnage qu'il nomme Hamam, grand ischkhan d'Orient. On sait qu'à l'époque dont il s'agit le khalife qui régnait à Bagdad s'appelait Motadhed eut pour successeur, en 902, Moktafi. ↩
